Mary Manning on How She Finally Broke Free
Je suis sentimentale et je ne cesse de craquer. Il est possible qu’une réalité soit en train de prendre forme. Je veux dire que ce que j’écris va constituer, dans quelques mois, un véritable livre qui pourra garnir les rayonnages des librairies. Quelqu’un le prendra et pourra en feuilleter les pages. N’importe qui.
J’ai peur d’être jugée. J’ai cette angoisse que les gens que je pourrais croiser penseront que j’aurais pu faire mieux. Ils pourraient estimer que j’aurais dû trouver des moyens d’arrêter ce violeur il y a des années. La honte est aussi vive, aujourd’hui, que ce maudit après-midi de novembre, lorsque je n’étais qu’une enfant.
Le monde se refermait autour de moi. C’était probablement pire depuis que j’avais goûté à la liberté en Amérique, parce que je savais à présent ce que je ratais, même si je ne m’étais jamais sentie totalement en sécurité et en liberté de l’autre côté de l’océan. Mon passé était attaché à mes chevilles comme un boulet, et il m’entraînait vers le bas.
Le suicide n’était pas une solution ; cela ne constituait pas une issue dans ma situation. Partir pour l’Amérique, c’était une fuite, mais si elle pensait vraiment que je pouvais attenter à ma vie, pourquoi s’est-elle contentée de remonter dans sa voiture pour s’éloigner, me laissant me débrouiller avec McDarby et les enfants ?
Personne ne s’aperçut de mon ventre rond parce que je me cachais le plus souvent possible, de honte et de crainte. Je passais des heures chaque jour postée devant la fenêtre de ma chambre, un pied sur le genou de l’autre jambe, comme un flamant, à regarder les passants de la grande rue. Je voyais tout.
Le bébé dans mon ventre était une nouvelle preuve de ma faiblesse et du fait que j’étais incapable de laisser cet homme abuser de moi. J’avais tellement honte que je ne voyais aucun soulagement à l’idée que toute l’histoire, au moins en partie, se voyait au grand jour. J’avais honte de penser que les gens puissent être au courant de ce qu’il m’avait fait. J’avais laissé tomber tout le monde. Je m’étais laissé violer et, à présent, j’avais dénoncé le coupable. On ne pouvait pas me faire confiance. J’avais l’impression d’avoir provoqué tout ce malheur autour de moi, parce que je n’avais pas été capable d’empêcher cet homme de faire ce qu’il voulait de moi, chaque fois qu’il le voulait.
Les chaussures conservent une grande signification pour moi. Lorsque je les porte, je me sens bien. En fait, ce n’est pas juste que je me sens bien, c’est que je me sens forte. C’est peut-être un peu étrange, mais la vérité, c’est que, lorsque j’enfile une paire de chaussures farfelues, peu confortables, clinquantes avec des talons vertigineux, cela m’aide à me sentir ancrée, ce qui explique pourquoi j’ai choisi de porter ma paire préférée aux funérailles de Sean.
Sean est – était – mon beau-père. Il a épousé ma mère lorsque j’avais dix ans.
Outre la terreur et l’anxiété, j’étais bourrelée de honte. Je franchis la porte, catastrophée de voir le panneau au-dessus qui hurlait Viol, comme si j’étais en train de clamer à la face de toute la rue que j’avais été violée, que j’étais incapable d’empêcher un homme de me violer, que j’étais une victime. D’ailleurs, le mot « viol » me faisait horreur, et le fait de passer sous le panneau SOS Viol s’apparentait pour moi à faire la grande confession que je ne me sentais pas prête à faire.
Mon absence d’émotion ne révélait pas la terreur que j’éprouvais. Alors que nous étions là, j’avais l’impression de déclencher une tornade sur laquelle je n’avais aucun contrôle.
Là où je ne voyais que des mauvaises herbes, elle admirait des pousses qui avaient l’air plus précieuses que de la poussière d’or.
Pour quelqu’un de ma corpulence, je buvais beaucoup trop. Le grand avantage de travailler dans des bars, c’était que je pouvais compter sur quelques verres gratuits de temps à autre. Je traînais aussi dans beaucoup de bars irlandais où des amis ou des connaissances travaillaient.