À un moment, j’envisageais de rentrer à la maison, mais une force indescriptible m’obligeait à continuer sur cette voie. Cette force allait presque contre ma volonté d’humain civilisé. Elle agissait comme une puissance archaïque venue tout droit de réflexes reptiliens. Cette énergie ancestrale enfouie très profondément dans mes gènes ou mes racines, refaisait surface et se battait contre mon être d’aujourd’hui. Ce n’était plus la bête que je fuyais, mais c’était moi. Une partie de moi affrontait une autre partie de moi. Je ne réalisais pas totalement l’horreur qui m’attendait.
Le regard de Breisha transperçait les yeux des visiteurs comme pour infiltrer leurs esprits. Ce regard essayait de lire dans les pensées des personnes. Il était néanmoins impossible de déchiffrer quoique ce soit dans ses yeux d’un noir impénétrable.
« Parce que la différence nous unit ;
parce qu’une harmonie multicolore nous honore,
nous élève et nous rend plus forts,
j’aspire à ce que le bouillon de diversité œuvre
et génère le meilleur de l’humanitude. »
Les habitants des quelques rares maisons qui bordent le canal se préparaient pour la journée qui allait commencer. Seule la maison de la vieille dame décédée était fermée. Enfin, c’était ce que je pensais voir. En arrivant devant l’habitation, j’arrêtai mes pas : la porte d’entrée paraissait grande ouverte, un jeune homme était en train de plaquer les volets au mur et d’aérer les pièces. Qui était-il ? Un membre de la famille ? Je m’approchai en limite de propriété, près de la boîte à lettres. Le nom sur la boîte ne me disait rien, mais le prénom… Un souvenir d’enfance s’imposa brusquement à moi et envahit tout mon corps. Je faillis m’effondrer.
Je savais maintenant d’où venait la phrase qui me hantait.
Anna portait les prénoms de ses deux grand-mères, Anne et Adèle. Les grand-mères qui habitaient le même village et qui portaient elles-mêmes le prénom de leur grand-mère respective. Mais ces aïeules-là, il ne fallait pas en parler, elles étaient mortes jeunes toutes les deux, et personne ne connaissait la raison exacte. Chaque fois qu’Anna avait essayé d’en discuter avec Anne, sa grand-mère maternelle, celle-ci changeait brusquement de comportement, sa bouche tremblait et ses lèvres restaient closes. Impossible de continuer la conversation. Grand-mère Anne avait emporté ses secrets le jour où elle était décédée, l’été dernier.
Anouk, dont le père ne parlait pas, connait bien l’impact des non-dits. Elle sait l’importance de la parole et des mots posés sur les émotions.
Une heure ? Deux ? Quelques jours ? Des années ? Ou bien une poignée de secondes ? Je ne sais plus depuis combien de temps je suis là. Mon corps, mon esprit, ce qui m’entoure, la terre, l’air vicié, les murs en pierres font partie de moi et je fais partie d’eux.
« Cette histoire, que je vais vous raconter est très ancienne. Je la tiens de ma grand-mère qui la tenait de sa grand-mère et ainsi de suite. Ma mémoire flanche un peu, mais ce récit, je le connais par cœur. Alors, ouvrez grand vos ouïes et vos oreilles : "
Personne ne peut empêcher quelqu'un d'être lui-même : un jour ou l'autre, la vraie nature prend le dessus.
La différence conduit-elle toujours à la solitude ?