Ce fut alors que cette femme sculptée par la nervosité comme par le vent, avec sa chevelure d’une couleur orgueilleusement café, sans un seul fil blanc bien qu’elle eût déjà deux enfants et une vie de labeur derrière elle, de celles qui courbent l’échine, cette femme d’une timidité absolue, qu’on aurait pu croire muette, leva les yeux et, pendant quelques secondes très longues, plongea son regard droit dans la caméra, telle une actrice professionnelle. D’abord grave puis souriante. Son expression s’épanouit, éblouissante, révélant une imperceptible nuance de conscience de soi – voire de malice, aurait-on pu dire à propos d’une autre, sauf qu’il s’agissait d’elle, qui baissa aussitôt les paupières et commenta, passant les doigts au-dessus de son oreille : — Je ne me suis même pas coiffée.
Il se concentra de nouveau sur la discussion animée entre son père et sa grand-mère. — Je te répète que c’est quand on reste trop petit qu’on prend des risques, disait Carlo. — Et ton père, lui, il soutient que c’est quand on voit trop grand. Si on perd le contrôle de la situation, ça compromet la qualité du travail et donc la réputation et la confiance acquises au fil du temps. D’après lui, il suffit d’un seul mauvais livre. — Papa, il a une mentalité d’artisan, mais le marché de l’édition a changé. Et ça ne fait que commencer. Il faut se tenir prêts.
En tout cas, une seule main lui suffisait, de toute évidence, car l’autre devait tracer en l’air les contours des idées et des phrases qui, sans cette aide, auraient risqué de piétiner et de trébucher, maladroites, alors qu’elles couraient sans entrave. Pendant ce temps, sèche et guindée, Lia pinçait entre ses lèvres une longue cigarette toute blanche qui ne se consumait jamais et, les bras croisés, scrutait la route en silence, sauf lorsqu’elle intercalait quelque commentaire bref et tranchant qui arrêtait net le troupeau galopant des mots de son fils et le désarçonnait un instant, avant qu’il se remette en selle et reparte de plus belle.
Trente ans plus tard, Roberto est marchand d’art en Suisse. Son père, Carlo, avec qui il n’avait plus de contact, vient de mourir. En se rendant dans sa ville natale, Roberto ne souhaite qu’une chose : tourner la page familiale sans aucun état d’âme. Mais Carlo en a décidé autrement : il confronte post mortem son fils aux démons qu’il a toujours voulu fuir, conditionnant sa succession à une énigmatique donation. Contraint d’exhumer un passé sous scellés, Roberto va remettre ses pas dans ceux de l’adolescent qu’il fut, jusqu’à l’événement qui confisqua à jamais son insouciance.
— Et Anna, qu’est-ce qu’elle en dit ? s’enquit Lia. — Qu’on devrait mettre le feu à nos livres, sans exception, puis à l’imprimerie, pour qu’il ne soit plus possible d’en fabriquer, et enfin à la villa. Mais en s’assurant de convoquer tous les Beltrami et de les enfermer à l’intérieur avant d’allumer la flamme. — Je reconnais bien là son sens de la mesure. — Elle a toujours soutenu que les livres étaient des mensonges qui tentaient de résister au temps. Au moins, elle est cohérente. — Elle lit beaucoup, pourtant…
Il était normal que personne n’assiste à leur départ, après ce qui s’était passé. Tout le monde préférait les laisser s’en aller, tel un nuage noir qui traverse le ciel. Pendant le bref laps de temps entre la nuit et le matin, chacun avait déjà élaboré sa propre version des faits, qui différait des autres ; tous cependant s’accordaient sur l’attitude à adopter en la circonstance. Ne pas voir, ne pas prendre congé, ne participer en aucune façon. Rester extérieur.
Une fois les deux valises en cuir dans le coffre, son père se dirigea vers la portière du conducteur. Puis il parut se souvenir in extremis de son existence et lui adressa un signe brusque et instinctif, si déplacé pour lui, une saccade hystérique du bras qui signifiait “viens” mais trahissait aussi, de manière inattendue, tout son désespoir et sa répudiation involontaire. Il s’engouffra aussitôt dans la voiture et mit le contact.
De l’autre côté, dos au précipice, l’hôtel immuable, chaque fois identique à ce qu’il était l’année précédente. Le reste, c’étaient des cimes, des alpages, des bois, des sentiers et de petits villages en contrebas et sur l’autre versant, dans le lointain. Là, jusqu’à nouvel ordre, c’était la nature qui l’emportait.
La première image qui lui vient à l’esprit quand il pense au dernier été, ce sont les lunettes noires. Celles que sa grand-mère avait chaussées en hâte pour cacher ses larmes avant de monter dans la voiture, la Citroën bleu pastel que Carlo donnait l’impression de conduire comme s’il s’agissait d’un jouet.
La vieille Emma, avec son physique trapu et sans grâce de montagnarde, se penchait timidement pour observer leur départ ; elle n’avait pu résister à la tentation de poser sur eux, telle une malédiction, ce regard qui avait la couleur de l’obscurité. Ils se dévisagèrent l’espace d’un instant.