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Citation de Charybde2


Quelle que soit la béance de la plaie ouverte au flanc européen en 1914, et quelle que soit la sensibilité, encore, de la blessure, nous avons peu à peu bâti sur l’événement une somme de pensées qui lui ont fixé des bornes symboliques, émotionnelles relativement précises entre lesquelles se frayer un chemin reste possible à qui en éprouve le besoin. Il est pour moi la grande porte d’entrée dans le siècle : des hommes se tiennent sur le vaste plateau de terre qui avance vers l’Atlantique, au fil des cent vingt années précédentes ils ont forgé les formidables leviers qui vont durablement dicter leurs conditions au monde (naissance de l’industrie, division du travail, colonialisme, irrésistible ascension de la bourgeoisie – l’ère du roman), et, peut-être pour vérifier la solidité de leurs acquis, ou plutôt pour trouver un exutoire aux tensions insensées qui agitent leurs entrailles et leurs muscles, depuis sans doute la nuit des temps, comme le constatait déjà Thucydide, ils s’abandonnent sans frein aux joies d’un affrontement aux allures militaires mais pourtant étrangement civil où s’engloutiront sans barguigner neuf millions d’hommes. Je sais où cette porte, et que le chemin auquel elle donne accès est un chemin qui descend. Contrairement à Orphée, nous avons tout loisir de nous retourner pour considérer le parcours, derrière nous tout est déjà pétrifié. Si j’ai éprouvé le besoin de toucher un corps allemand et d’être touché par lui, c’est sans doute, en vertu de cet étrange pouvoir d’équivalence que l’évangile de Matthieu accorde au Christ (« chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait »), pour entrer en contact avec un de ces soldats qui aurait pu me tuer et que j’aurais pu tuer alors que lui et moi sommes de la même eau. Et nous nous serions tués au lieu de nous étreindre comme Andreas et moi (et d’évidence cette étreinte n’aurait rien racheté). Pétrifiés, les soldats morts le sont toujours, mais je sais où ils sont – sur le bord du chemin, aux premiers pas de la descente – et par conséquent où je suis, moi – quelques pas plus avant, toujours dans la descente.
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