Mathieu Trachman

6. « Alors qu'actrices et acteurs occupent une même position d'employés, tout les sépare dans le monde de la pornographie : les actrices ont des salaires plus élevés que les acteurs, elles ont des carrières plus courtes, elles sont constamment renouvelées par les pornographes. Alors que les débutantes sont convoitées, les débutants sont systématiquement discrédités. La valorisation de la sexualité féminine par rapport à la sexualité masculine et la mise en scène d'actrices inédites sont deux principes centraux du monde de la pornographie.
[…]
Les actrices sont prises dans un "rapport où c'est l'unité matérielle productrice de force de travail qui est prise en main, et non la seule force de travail" [Colette Guillaumin, 1992]. Cette appropriation est une marchandisation spécifique à la main-d’œuvre féminine, c'est-à-dire à la constitution des corps et de la sexualité des actrices en produits au cours de l'élaboration du projet. Le marché du travail des actrices est aussi un marché aux actrices, sur lequel s'échangent les actrices et se définit par là le statut de pornographe hétérosexuel. » (pp. 190-191)

2. « À la suite de la théorie des scripts sexuels, on peut souligner que les fantasmes sont des scripts intrapsychiques, dépendants des scrips interpersonnels (qui concernent les interactions entre les individus) et des scripts culturels (qui constituent des prescriptions générales, propres à une société donnée). De ce point de vue, les films pornographiques peuvent être considérés comme un formidable réservoir de fantasmes, enregistrant leur diversité et leur évolution, y compris pour les films les plus crus. Du point de vue de la professionnalisation opérée par les pornographes, circonscrire le fantasme comme leur espace d'intervention leur permet de répondre à la critique des effets de la pornographie et de poser que les films pornographiques ne sont "que" des fantasmes sans incidence sur la réalité ; cela rend également possible la distinction entre travail pornographique et d'autres activités qui font profession de la sexualité, en premier lieu la sexologie ou la psychanalyse. » (pp. 73-74)

4. « De fait, acteurs et actrices ont rarement le statut d'intermittent : la majeure partie ne travaille pas un assez grand nombre d'heures, et une partie de leurs revenus ne sont pas déclarés. Le statut d'artiste-interprète définit plutôt dans le contrat pornographique les prestations d'un travailleur indépendant rémunéré par des honoraires, auxquels s'ajoutent parfois des droits d'auteur. De ce point de vue, dès les années 1970, la définition du salariat pornographique préfigure les évolutions ultérieures du marché du travail français : à partir des années 1990, le contrat n'assure plus nécessairement un statut négocié par des collectifs et basé sur la stabilité de l'emploi, il n'institutionnalise pas seulement l'autorité hiérarchique de l'employeur, mais repose sur un modèle marchand qui valorise l'autonomie du travailleur, individualise la relation de travail et répond à l'exigence de flexibilité des employeurs. » (p. 111)

1. « L'émergence d'un métier ne se définit pas seulement par des processus de reconnaissance et de contrôle, mais par la mise à jour d'un domaine d'expertise, par lequel des professionnels circonscrivent un espace spécifique d'intervention. En affirmant mettre en images les fantasmes des spectateurs, c'est d'un tel domaine que s'emparent les pornographes. Mettre en images les fantasmes, ce n'est pas seulement espérer des gains financiers, c'est également acquérir et mobiliser des compétences qui justifient que les consommateurs achètent les produits et qui distinguent les pornographes entre eux. Cette constitution des pornographes en entrepreneurs des fantasmes suppose finalement une maîtrise de la sexualité qui les distingue des hétérosexuels ordinaires. » (p. 56)

5. « C'est moins le désir de résistance des femmes qui doit être au centre de l'analyse que les résistances masculines à l'accès des femmes au poste de réalisatrice. Considérer la mise en scène des fantasmes, et plus largement les savoirs et les savoir-faire sexuels comme enjeux de lutte permet de porter un autre regard sur les trajectoires des actrices. Celles-ci doivent incarner les fantasmes masculins mais ne peuvent pas les mettre en scène. Ainsi posée, la question de la professionnalisation de la pornographie n'est plus celle de la légitimation d'une activité illégitime, mais celle de l'appropriation masculine d'une maîtrise sexuelle dont les femmes sont exclues. » (pp. 166-167)

3. « Le développement de l'entreprise pornographique accompagne celui du capitalisme dans lequel les entrepreneurs proposent des produits de plus en plus divers, répondant ainsi à la critique de la standardisation des biens et à la dénonciation de la massification. Ce fonctionnement en niche du marché pornographique se superpose au fonctionnement fétichiste de la production des fantasmes.
Cette construction du marché repose sur une érotisation des rapports sociaux. » (pp. 80-81)

Est-ce que vouloir voir des hommes avoir des rapports sexuels, c’est être gai ? C’est par l’affirmative qu’ils [les pornographes] répondent à cette dernière question alors que, pour les pornographes, vouloir voir des viols ne constitue pas les spectateurs en violeurs potentiels. Il ne s’agit pas seulement de pointer les différences et les accointances entre les fantasmes des pornographes, ceux des spectateurs et les scripts pornographiques : c’est la distinction entre une sphère fantasmatique que les pornographes eux-mêmes s’acharnent à distinguer des pratiques sexuelles d’une part, et le lien spontanément établi entre un répertoire fantasmatique et l’identité sexuelle, de l’autre, qui engendrent des tensions dans le travail professionnel de catégorisation. (p. 247)

L’enjeu politique de cette catégorisation est cependant clair : se dire hétérosexuel, c’est moins revendiquer une appartenance à un groupe que se distinguer d’une conduite présentée comme différente ou anormale. Dans cette perspective, un des privilèges majeurs de l’hétérosexualité par rapport à l’homosexualité est de ne pas avoir à se dire : on n’a pas à devenir hétérosexuel, on l’est toujours déjà. Il y a une présomption d’hétérosexualité, mais pas de définition de ce qui est posé comme la normalité. (p. 13)

Présenter de manière univoque le travail pornographique comme l’emblème de l’oppression féminine conduit à occulter les logiques du marché du travail, mais aussi l’acquisition d’une puissance d’agir que des espaces déviants ou minoritaires permettent. Le travail pornographique est un exemple des rappels à l’ordre et des mises aux normes qui sont imposés à la sexualité féminine, mais aussi d’un désir féminin qui déborde les images dans lesquelles il est pris. (p. 280-281)

La valorisation des débutantes n’est pas seulement celle de la jeunesse, mais le maintien d’un différentiel d’expérience qui justifie la maîtrise masculine de la scène et de la sexualité. (p. 218)