Ecrire âmitié pour y retrouver l'âme, et vânité pour en débusquer l'âne.
Le TGV. Une ligne droite dans la France profonde. Aucune de ces scories qui se sont accumulées le long des voies depuis cent ans, hôtel Terminus minable, passages à niveau, hangars, etc., qui rendent souvent si triste les paysages vus du train...Ici, on croirait traverser le Moyen Age en pullman.

21 janvier 1953
Messe anniversaire de la mort de Louis XVI, à Saint-Germain-l'Auxerrois. Spectacle comique et gratuit. J'imaginais bien toutes ces moustaches blanches, ces barbiches, et les perruques des douairières, mais je ne voyais pas leurs tenues si râpées, si modestes. Certains couples, presque misérables, venaient manifestement d'un manoir aussi délabré que leur vêture. De rares jolies jeunes femmes élégantes représentaient néanmoins ce qui reste de la haute aristocratie. j'aperçois le frère du petit Rohan-Chabot, et le vieux duc de Doudeauville, notre voisin rue de Babylone, tiré à quatre épingles, guêtré, canne et cronstadt à la main, flanqué d'une octogénaire extravagante.
Elle est fardée à la mode du Grand Siècle, avec de la poudre blanche et des taches de rouge, vives comme des blessures, sur chacune de ses pommettes. Elle porte une cape de velours noir sans âge, ornée d'un col de chinchilla, et un amas de chiffons sur la tête, genre nid-de-pie, en guise de chapeau. On murmure autour de moi qu'il s'agit de "la princesse". Princesse de quoi ? De Chaillot, peut-être.
Je rencontre là mon copain de G., fervent pendant la messe, et divers godelureaux de ma génération à qui je n'aurais pas cru ce vice caché, le royalisme. J'ai vu, de mes yeux vu, des dames pleurer, partagées entre la pitié, l'émotion, même, et un petit chatouillis robespierriste me titille. A la sortie, un vieillard me serre la main. Pour qui m'a-t-il pris ? Quelqu'un de la famille ?
page 3
1er juillet 1961
Coiffée d’ une espèce de casquette de paille noir, les yeux faits à la suie, ses épaules de moineau couvertes, malgré la canicule, d’une étole de renard bleu, c’est un cadavre ambulant, avec un sourire de Dracula qui glace les sangs : la baronne Blixen voyage, suivie de son imprésario et de sa secrétaire. Arrivé tôt, je me trouve assis quelques minutes entre le squelette gothique et la réfrigérante duchesse de La Rochefoucauld. L’une parle un rauque anglais, l’autre et d’une surdité murale. Situation de cauchemar.

10 mai 1962. Roscoff
Lettre de Chardonne. -"...Je suis arrivé un dimanche particulièrement religieux (communions) : une ville sainte. Roscoff en mai, ce n'est pas Roscoff en été. Pas une voiture ; le soir, une ville morte, comme Barbezieux en 1900. Enfin un autre monde.
"Seule, l'animation du port : une foule de beaux gars, sans femmes. C'est là ou vous logerez, si vous venez fin août. En ce moment, c'est le carnaval des choux-fleurs ; des chars pleins de caisses, défilé, rassemblement : on embarque cette marchandise le soir, pour Londres ou Rotterdam. Elle a passé par beaucoup de mains. J'ai vu cela de près. Magie du "capitalisme". Il a construit (par l'anarchie) une mécanique bien subtile. Les communistes y mettront la raison, l'ogre, la pureté, l'égalité, et on ne verra plus de choux-fleurs.
...."A Roscoff, on ne connaît pas le frigidaire ; tout garde sa saveur. Il faut aimer le beurre, les huitres, les crabes, si délicats. Ici, j'ai même un peu d'appétit.
"Je ne parle à personne. Les petites bretonnes sont pieuses et sauvages. en première (le train) toutes les femmes sont laides ; quelquefois, en seconde, une gentille frimousse. Il n'y a plus de troisième ; jadis Pierre Loti et Gide voyageaient toujours en troisième. Des chasseurs."
page 210
26 août 1963
Puis il se retourne vers le paysage, la mer qui brille au soleil. "Pour Apollinaire, la seule mer, c'était la Méditerranée. Pour moi, c'est celle-ci, changeante, contrastée. L'autre, bleue six mois de l'année, on l'oublie. Mais celle-ci, un rayon de soleil, et la voilà bleue, un instant, rien que pour soi ! "
...Il ajoute : "J'ai tout eu, je suis un homme comblé. C'est pourquoi je suis plus malheureux que tant d'infortunés, qui ont connu toutes les épreuves."
page 240
"Je ne suis pas un écrivain, vous savez. Moi, je griffonnais quand j'étais triste, et après je n'étais plus triste, voilà tout. Alors, j'ai continué."
page 903
Depuis trente-sept ans, j'avais une glace épatante, où mon image ne changeait pas, parce que ma vue baissait à mesure que j'avançais en âge. Nous étions très contente l'une de l'autre. Et oui on m'a obligé à porter des verres de contact, et je me suis vue, ce qui s'appelle vue. Une vieille horreur ! Ce n'est pas moi, ce ne peut-être moi. C'est comme les photos : toujours trop belles ou trop épouvantables, jamais moi.
page 638
Ce soir, elle (Madame Eve Delacroix) ira entendre de la musique chez Genevoix. Elle est aux anges, la misanthrope, aux anges. Demain matin, dans son demi-sommeil - qui se prolonge tout de même souvent jusqu'à dix heures, elle l'avoue -, elle rêvera en mesure à son bonheur tandis que les employés de son époux, debout depuis l'aube, travailleront en chantant, "puisqu'ils sont tous heureux", elle en est sûre...
page 278
Mais quand je vois ces centaines de livres ouverts par si peu de monde, à quoi bon une vie de souffrance (le bonheur, je n'y crois pas) pour figurer par les "écrivains" ? Si 95% des romanciers avaient cultivé des petits pois au lieu de s'échiner sur des ouvrages oubliés aussitôt parus, la littérature n'en serait pas changée d'un iota. "Chateaubriand ou rien." on en revient toujours à ça.
page 506