
- J'ai un peu peur, Raphaël.
- Peur de quoi ? De ma famille ? Ils ne sont pas méchants même s'ils sont parfois un peu colériques. Ne t'en fais pas, je suis certain qu'ils vont beaucoup t'apprécier.
- Je veux bien te croire, souffla Eugenia. Mais il y a quelque chose qui me tracasse. J'ai comme un mauvais pressentiment.
- Allons, qu'est-ce que tu vas chercher là ! s'exclama Raphaël. Tu ne vas quand même pas me dire que tu as peur d'une vieille dame de quatre-vingt-quatorze ans alors que tu passes tes journées entourée de braqueurs, de dealers et de meurtriers en cavale ! Tout va bien se passer, tu vas voir.
- Tu as sans doute raison. Peut-être que je suis un peu stressée parce que je vais rencontrer ta famille pour la première fois. J'en ai tellement rêvé ! dit Eugenia en se retenant de rire sous le coup de l'émotion. C'est vrai que nous n'allons pas dans la tanière d'une bête féroce.
- D'un autre côté, tu ne crois pas si bien dire...
- Comment ça ?
- Nous venons de traverser un lieu-dit qui s'appelle la Fosse-aux-Loups. Après ce virage, nous arriverons à la Colibertière. Trois ans que je n'y suis pas retourné... Ça y est, nous y voilà !
La Colibertière était un château du XVIIe siècle situé à moins de deux heures de Paris qui avait été acheté, rénové et agrandi par l'aïeul de Raphaël, Théophile Derambert, médecin militaire né en 1824 et membre fondateur de la Croix-Rouge. C'était une vaste demeure en pierre de taille longue de vingt-cinq mètres et haute de huit, agrémentée de deux tours pointues.
Le corps principal du bâtiment était orné d'un imposant perron qui ouvrait sur un vestibule où trônait un escalier doté d'une rampe ouvragée. Celui-ci débouchait sur la majestueuse chambre où dormait Rose, la grand-mère de Raphaël. Les autres membres de la famille s'étaient installés de chaque côté de ses appartements, Agathe et sa mère - qui enrageait de devoir occuper sa chambre de jeune fille à soixante-quatre ans passés - à l'ouest, François et son frère à l'est.
Reliées par un corridor, quatre pièces se succédaient au deuxième étage : la chambre bleue où François et Raphaël, dignes héritiers d'une lignée de médecins, avaient potassé leurs examens; le salon rouge où les deux étudiants se reposaient en feuilletant la collection de bandes dessinées de leur père ; le salon vert transformé en salle de jeux par Agathe et la chambre jaune où Bertrand relisait ses tragédies, au milieu d'un amoncellement de livres anciens.
Avant de commencer, Gwenaëlle avait lancé un "bon appétit" sonore auquel Tina avait répondu par un soupir exaspéré (elle haïssait cette politesse des ploucs. Pourquoi ne pas dire "bon tube digestif" pendant qu'on y était ?)