AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Cielvariable


J’ai mal au genou gauche. Un accident de coin de table de salon, une longue histoire, je dis longue, vous savez, c’est parce que j’ai un peu honte de la raconter. De toute façon c’est pas important. C’est pas de ça dont je veux parler. C’est de mon genou, de mon mal, de la douleur en général, et surtout de la douleur qui nous fait oublier les autres douleurs.

Pendant que j’ai mal au genou, j’oublie qu’hier, c’est au cerveau que j’avais mal.

• • •

— Qu’est-ce que tu lis, chérie ?
— C’est le dernier Alexandre Jardin.
— Comment ça s’appelle ?
— « La fleur de mon péché ».
— C’est bon ?
— Bof.

En ouvrant la porte, j’ai senti que quelque chose serait différent. Un grincement, une charnière mal huilée, mon esprit trop huilé, l’heure tardive. C’est rare que je fais de l’overtime, mais quand j’en fais je deviens moelleux. Moelleux de l’intérieur, malléable peut-être. En ouvrant la porte, j’ai senti que quelque chose dérangeait, que Sophie n’était pas dans assiette dans son fauteuil en robe de chambre, dans le salon, dans son livre. Son livre bof.

— Salut chérie, c’est moi.
— Salut. Tu rentres tard.
— Je t’avais avertie.
— Oui, mais tu rentres tard pareil.

J’avais faim, pas mangé depuis midi, grignoté un biscuit, pas vraiment plus. La cuisine était propre, un peu trop propre, j’aime quand ça traîne un peu, ça fait humain. Je me suis laissé traîner un peu, en attendant que mes pâtes se réchauffent. Four en stainless, je me vois dedans, mais embrouillé. J’ai une coupe de cheveux embrouillée, j’ai l’air fatigué, j’ai l’air embrouillé.

— T’es là chérie ?
— Oui, je suis dans le salon.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je lis.
— T’as passé une belle journée ?
— Correcte.

Il y avait un pli dans le tapis du salon. Au lieu de l’arranger, je l’ai regardé toute la soirée. En mangeant, en parlant, en me taisant. Les yeux fixés sur le pli. Si ça n’avait pas été le pli, ça aurait été la tache sur le mur. Ou le grain de beauté sur votre joue. N’importe quoi pour ne pas regarder Sophie dans les yeux. Pas quand elle a ses yeux qui parlent. Pas quand elle a ses yeux tout nus.

— Viens-tu te coucher, chérie ?
— Pas tout de suite.
— T’es pas fatiguée ?
— Je veux finir mon chapitre.

Devant la porte, avant d’entrer, avant même de sortir ma clé, j’ai pris le temps de regarder le dépliant de pizzéria qui traînait par terre. M’ouvrir l’appétit avec des photos de fromage, de piments, m’ouvrir l’appétit déjà ouvert. Comme si je savais que de l’autre côté de la porte, ça serait pénible. Comme si je savais que ma clé était plus confortable dans ma poche. J’ai pris le temps de lire les détails du 2 pour 1. Ça expire dans un mois. Et moi, j’expire quand ?

— As-tu fini ton chapitre ?
— Oui. Tu dors pas, toi ?
— Non, je t’attendais.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit.

Inspirer, expirer. Respirer pour éviter d’exploser. Dans mon lit, notre lit dans lequel je suis seul, le drap est mal rentré sous le matelas, j’ai un pied à l’air. Juste assez à l’air pour me faire réfléchir un peu plus agressivement que d’habitude. L’attendre pendant qu’elle lit, le lit à moitié défait, je croyais qu’elle me cajolerais parce que j’ai eu une dure journée. Mon pied est à l’air. J’ai froid. Seul dans un lit à moitié défait.

— Dors-tu, chérie ?
— Mmmmnon. Toi ?
— Non. Je peux te poser une question ?
— Laisse-moi dormir.
— Qu’est-ce que t’as, ce soir ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Rien, laisse-moi dormir.
— Non, je veux savoir ce qui se passe.
— Bon, ok. Tsé dans le livre d’Alexandre Jardin ?
— Oui ?
— Le gars il est super romantique, tout doux, tout dévoué pour sa blonde. Toi t’es pas comme ça. Pourquoi tu fais jamais rien de spécial pour moi. Tu me prends pour acquis, c’est ça ?
— De quoi tu parles ?
— Des surprises, des lettres d’amour, des petits gestes spéciaux, me semble que c’est pas si compliqué que ça.
— Tu le sais que je suis pas comme ça.
— Ben moi je commence à être tannée.
— Ben je changerai pas juste parce qu’un personnage de livre est plus fin que moi…
— Ben si c’est comme ça, je sais pas si c’est une bonne idée qu’on continue.

Et vous savez ce que c’est. La conversation a duré des lignes et des lignes, des pages, même. Pas de conclusion réelle, mais le lendemain elle paquetait ses affaires, pour un bout de temps. Je sais pas combien de temps. Fatigué, j’avais mal au cerveau. Ce qui va se passer, je n’ai aucune idée.

Mais je sais une chose.

Alexandre Jardin est un imbécile. Et j’ai mal au genou.
Commenter  J’apprécie          40





Ont apprécié cette citation (1)voir plus




{* *}