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Citation de roland01


Et voici qu'à un tournant, très loin, une troupe d'hommes apparut, s'allongea, ondula à ma rencontre. Son allure était lasse, presque accablée : ce devait être une troupe de vieux territoriaux, une compagnie de travailleurs qui rentraient au cantonnement, une fois achevée la besogne du jour.
J'approchais, étonné de ne pas reconnaître les silhouettes épaisses et frustes, le profil des outils jetés sur les épaules. Les corps de ces hommes m'apparaissaient fluets, à peine virils. Et quand, plus près encore, je pus distinguer les visages je m'aperçus que c'étaient des visages d'enfants, de chairs rondes, mais lasses et meurtries, comme salies d'une excessive fatigue. Un officier marchait à leur tête. Il me reconnut, s'exclama :
"Toi ici !... Tu as déserté, ou quoi ?"
C'était le grand Sève, de la 1re . Arrêté, les bras ouverts, il maintenait le troupeau fourbu dont les rangs refluaient mollement dans le bruit des chaussures traînées. Je lui demandai :
"Classe 14 ?
- Tu vois", me dit-il.
Et plus bas, avec une moue :
"C'est plein de bonne volonté, ça veut bien faire...Mais ça ne tient pas, ça se vanne tout de suite... Trop jeunes ; réellement trop."
Et c'était vrai. Une surprise pénible me tenait au bord de la chaussée, immobile, tandis qu'ils défilaient, derrière Sève. Leurs capotes trop larges glissaient à leurs épaules. Le sac haut monté leur écrasait la nuque : ils tendaient le cou et regardaient la route fixement, les uns pâles et les yeux creux, d'autres trop rouges, et de grosses gouttes de sueur aux tempes malgré le froid
que le soir avivait.
Quelques sous-officiers marchaient au flanc de la colonne. Et de ceux-là je reconnaissais les visages hâlés, les pommettes sèches, d'allure tranquille et longue. Ceux-là se ressemblaient entre eux. Je les avais quitté le matin, j'allais les retrouver tout à l'heure. Depuis des mois, ils étaient les seuls hommes avec qui j'eusse vécu, hommes de toutes classes, de toutes provinces, chacun lui-même parmi les autres, mais tous guerriers sous leurs vieilles défroques aux plaques d'usure identiques, sous le harnais de cuirs ternes, sous la visière avachie des képis - des guerriers fraternels par l'habitude de souffrir et de résister dans leur chair, par quelque chose de courageux et de résigné qui les 'incorporait" mieux encore que la misère de leur uniforme.
Tandis que les autres ! Tous ces jeunes qui passaient, rang par rang, à n'en plus finir ! Calicots, comptables, maraîchers des banlieues, vignerons champenois, ils étaient bruns ou blonds comme on l'étaient naguère, laids quelques uns, d'autres sales, d'autres restés jolis et se souvenant de l'être. Quatre par quatre ils se suivaient, apparus brusquement, disparus. J'aurais voulu tourner la tête, les mêler tous en un regard, les voir soldats comme cela devait être, et secouer ainsi le douloureux malaise qui me tenait cloué sur le bord de cette route, m'obligeait à les voir les uns après les autres, à les compter malgré moi quatre, et puis quatre, et puis quatre... jusqu'à quand ?
Voici qu'ils étaient là, de partout arrachés, mis en tas. On retrouvait sur eux, encore, des lambeaux de ce qu'avait été leur vie. "Mais nous ? me disais-je. Mais nous ?"... Ah ! nous, ce n'était pas la même chose. Le 2 août, le délire énorme, la rafale de folie, tournoyant sur l'Europe entière, les trains hurlants, les mouchoirs frénétiques.... En vérité, ce n'était pas la même chose.
Ceux-ci maintenant, après nous, bientôt comme nous, perdus.... Et c'étaient des nôtres qui étaient allés vers eux, pour les "instruire", pour les mieux prendre...
Je m'étais retourné. Là-bas, en tête de la troupe, la dominant de son longue taille, Sève allait, indifférent, en balançant les épaules. J'avais envie de courir vers lui, de le rappeler : "Reviens avec moi, Sève, rentre avec moi.... Ce n'est pas bien, ce que tu fais là."
Quatre ; et puis quatre.... Ils défilaient toujours. Il devait y en avoir tout un bataillon. Derrière moi, au fond de la forêt, des coups de canon se boursouflaient lourdement : ils les entendaient de la tête aux pieds ; je les entendais à cause d'eux.
C'était loin, encore loin. Mais ne savaient-ils pas qu'ils en étaient à la dernière halte, qu'on ne les lâcheraient plus puisqu'on les avaient pris, qu'il allait falloir avancer vers cela qu'on entendait, achever la dernière étape, être arrivés ?
Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà ce soir, leur cadavre sur leur dos.
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