Maurice SCÈVE Délie ou l'anagramme du Désir avec Jacqueline Risset (France Culture, 1979)
Cinq émissions des "Chemins de la connaissance", par Emmanuel Briant et Bernard Saxel, diffusées du 22 octobre au 26 octobre sur France Culture. Présence : Jacqueline Risset.
En toi je vis
En toi je vis, où que tu sois absente :
En moi je meurs, où que soye présent.
Tant loin soistu, toujours tu es présente :
Pour près que soye, encore suisje absent.
Et si nature outragée se sent
De me voir vivre en toi trop plus qu’en moi :
Le haut pouvoir qui, œuvrant sans émoi,
Infuse l’âme en ce mien corps passible,
La prévoyant sans son essence en soi,
En toi l’étend comme en son plus possible.
Plutôt seront Rhône et Saône disjoints
Plutôt seront Rhône et Saône disjoints,
Que d’avec toi mon cœur se désassemble :
Plutôt seront l’un et l’autre Monts joints,
Qu’avecques nous aucun discord s’assemble :
Plutôt verrons et toi et moi ensemble
Le Rhône aller contremont lentement,
Saône monter très violentement,
Que ce mien feu, tant soit peu, diminue,
Ni que ma foi décroisse aucunement.
Car ferme amour sans eux est plus que nue.
Epitaphe de Pernette Guillet (Délie)
Texte original :
L’heureuse cendre aultresfois composee
En un corps chaste, ou Vertu reposa,
Est en ce lieu par les Graces posee
Parmy ses os, que Beaulté composa.
O Terre indigne : en toy son repos a
Le riche Estuy de celle Ame gentile,
En tout sçauoir sur tout aultre subtile,
Tant que les Cieulx, par leur trop grand enuie,
Avant ses iours l’ont d'entre nous rauie
Pour s'enrichir d’un tel bien mescogneu :
Au Monde ingrat laissant honteuse vie,
Et longue mort a ceulx qui l'ont congneu.
Texte transposé :
L’heureuse cendre autrefois composée
En un corps chaste, où vertu reposa,
Est en ce lieu, par les Grâces posée,
Parmi ses os, que beauté composa.
Ô terre indigne ! en toi son repos a
Le riche étui de cette âme gentille,
En tout savoir sur toute autre subtile,
Tant que les cieux, par leur trop grande envie,
Avant ses jours l’ont d'entre nous ravie,
Pour s'enrichir d’un tel bien méconnu,
Au monde ingrat laissant bien courte vie,
Et longue mort à ceux qui l'ont connu.
Tant je l’aimai, qu’en elle encor je vis :
Et tant la vis, que, malgré moi, je l’aime.
Le sens, et l’âme y furent tant ravis,
Que par l’Œil faut que le cœur la désaime.
Est-il possible en ce degré suprême
Que fermeté son outrepas révoque ?
Tant fut la flamme en nous deux réciproque,
Que mon feu luit, quand le sien clair m’appert.
Mourant le sien, le mien tôt se suffoque.
Et ainsi elle, en se perdant, me perd.
En toi je vis, où que tu sois absente; - En moi je meurs, où que je sois présent.
Tu es, Miroir, au clou toujours pendant,
Pour son image en ton jour recevoir :
Et mon cœur est auprès d’elle attendant,
Qu’elle le veuille au moins, apercevoir.
Elle souvent — ô heureux ! — te vient voir,
Te découvrant secrète, et digne chose,
Où regarder ne le daigne, et si ose
Ouïr ses pleurs, ses plaints, et leur séquelle.
Mais toute dame en toi peut être enclose,
Où dedans lui autre entrer n’y peut, qu’elle.
Le jour passé de ta douce présence
Fut un serein en hiver ténébreux,
Qui fait prouver la nuit de ton absence
À l’œil de l’âme être un temps plus ombreux,
Que n’est au Corps ce mien vivre encombreux,
Qui maintenant me fait de soi refus.
Car dès le point, que partie tu fus,
Comme le Lièvre accroupi en son gîte,
Je tends l’oreille, oyant un bruit confus,
Tout éperdu aux ténèbres d’Égypte.
Tout le repos, ô nuit, que tu me dois,
Avec le temps mon penser le dévore :
Et l'horloge est compter sur mes doigts
Depuis le soir jusqu'à la blanche Aurore.
Et sans du jour m'apercevoir encore,
Je me perds tout en si douce pensée,
Que du veiller l'âme non offensée
Ne souffre au corps sentir cette douleur
De vain espoir toujours récompensée
Tant que ce monde aura forme et couleur.
Lors du profond des ténébreux abîmes,
Où mon penser par ses fâcheux ennuis
Me fait souvent percer les longues nuits,
Je révoquais à moi l'âme ravie :
Qui, desséchant mes larmoyants conduits,
Me fait clair voir le Soleil de ma vie...
(...)
Te voyant rire avecques si grand grâce…
Te voyant rire avecques si grand grâce,
Ce doux souris me donne espoir de vie,
Et la douceur de cette tienne face
Me promet mieux de ce dont j’ai envie.
Mais la froideur de ton cœur me convie
À désespoir, mon dessein dissipant.
Puis ton parler, du Miel participant,
Me remet sus le désir qui me mord.
Par quoi tu peux, mon bien anticipant,
En un moment me donner vie et mort.