Une présentation du Journal berlinois (1973-1974) de Max Frisch par sa traductrice, Camille Luscher.
Disponible dans toutes les bonnes librairies dès le 6 octobre 2016.
http://editionszoe.ch/livre/journal-berlinois-1973-1974
Je suis dans le wagon-restaurant, bois des alcools et regarde par la fenêtre, je ne pleure pas, je voudrais simplement ne plus être là, ne plus être nulle part.
Je les trouve amusantes, leurs danses d’aujourd’hui, amusantes à voir, cette sauterie existentialiste, où chacun danse tout seul pour soi, faisant ses propres bouffonneries, entortillé dans ses propres jambes, comme secoué par la fièvre, le tout légèrement épileptique, mais amusant, plein de tempérament, je dois l’admettre, mais, moi, je ne puis faire cela.
[…] voyager, Messieurs, c’est moyenâgeux, nous avons aujourd’hui des moyens de communication, sans parler de demain ou d’après-demain, des moyens de communication qui livrent le monde à domicile, c’est de l’atavisme que d’aller d’un endroit à l’autre. Vous riez, Messieurs, mais c’est ainsi, voyager, c’est de l’atavisme, viendra le jour où il n’y aura plus du tout de trafic, et seuls les couples de jeunes mariés, en fiacre, se déplaceront encore à travers le monde, et personne d’autre –vous riez, Messieurs, mais vous allez voir !
Et plus de trois ou quatre jours de vie commune avec une femme, cela fut toujours pour moi, à vrai dire, le début de l’hypocrisie ; du sentiment le matin, aucun homme ne supporte cela. Mieux vaut encore faire la vaisselle !
Ce qui, dans tous les systèmes, préserve le plus les hommes d’Etat d’une exécution, ne relève qu’en partie de ce que l’on appelle la sécurité rapprochée, son armée de gardes du corps ; pour l’essentiel, c’est notre certitude que les hommes d’Etat sont à chaque fois et aussitôt remplacés par leurs semblables.
Etre seul est ce qui me convient le mieux, car je ne tiens pas à rendre une femme malheureuse, et, les femmes, c'est ce qu'elles cherchent, être malheureuse.
(p.14)
Pire que le bruit des bottes : le silence des pantoufles.
Notre tourisme, notre télévision, nos changements de mode, notre alcoolisme, notre toxicomanie et notre sexisme, notre avidité de consommation sous un feu roulant de réclames, etc., témoignent de l’ennui gigantesque qui affecte notre société. Qu’est-ce qui nous a amenés là ? Une société qui, certes, produit de la mort comme jamais, mais de la mort sans transcendance et sans transcendance, il n’y a que le temps présent, ou plus précisément : l’instantanéité de notre existence, sous forme de vide avant la mort.
La probabilité (que sur 6 000 000 000 de coups de dé à six faces, le « 1 » sorte approximativement 1 000 000 000 de fois) et l’improbabilité (qu’exceptionnellement il se trouve six « 1 » sur six coups de dé avec le même dé) ne diffèrent pas en leur essence, mais uniquement sous le rapport quantitatif, et c’est simplement la plus grande quantité qui d’emblée paraît plus vraisemblable. Mais quand, pour une fois, l’improbable surgit, il n’y a là rien de supérieur, point de miracle ou autre chose semblable, comme le prétend le profane. Quand nous parlons de probabilité, l’improbabilité y est toujours comprise, et ce en tant que cas limite du possible, et lorsque surgit l’improbabilité, il n’y a, pour nous autres, pas lieu de s’étonner, d’être bouleversé, de fabuler.
CELESTINE : Ils sont tellement bizarres pour le linge de dessous, et surtout les plus délicats. Porte du rose ou du lilas et les voilà effrayés par ton mauvais goût. C’est comme la littérature, parle du dernier roman et tu verras un freluquet s’en aller bâiller à la fenêtre en soupirant : « il y a un monde entre nous ». C’est pourquoi je vous le dis toujours, parler littérature, c’est creuser un abîme entre vous et le client. Même chose pour le linge de dessous, exactement. Il y a des hommes qui se feraient tuer pour aller prendre un drapeau, mais qu’un chiffon de soie rose traîne sur le tapis et il n’y a plus personne. Des goûts et des couleurs on ne discute pas. Pas de linge de dessous, c’est encore le mieux ; ça les affole mais ça ne les déroute jamais.