- Je ne sais pas s’il existe vraiment une vie normale. Pas au sens où tu l’entends, dit-il. La vie normale, c’est ça, pour moi. Enfin, jusqu’à ce que tu débarques en tout cas.
- Désolée d’avoir tout gâché.
- Je n’ai pas dit que ça me dérangeait.
Je lui lançai un coup d’œil, découvris qu’il m’observait, et m’empressai de baisser les yeux. J’avais de plus en plus de mal à soutenir son regard, dans lequel la férocité se mêlait à une douceur nouvelle qui me mettait mal à l’aise.
Je commençais à comprendre que chaque poche de magie serait différente des autres. L'une avait modifié le paysage et animé les arbres. Une autre avait gravé l'instant d'un retour de flamme cataclysmique pendant la guerre et le rejouait inlassablement. Celle-ci, apparemment, était calme et paisible.
Si j’avais eu besoin d’une preuve de la dureté de l’environnement hors du Mur, je l’avais. L’Institut soutenait que le monde extérieur était dépouillé de magie par endroits, et ravagé par des tempêtes de magie en d’autres ; que les guerres avaient irrémédiablement bouleversé le délicat équilibre des forces fondamentales. Or cet équilibre était nécessaire, nous disait-on, pour maintenir la vie, et sa disparition entrainerait des conséquences fatales sur tout organisme non protégé – comme les pixies.
Et je vis le ciel.
Le vent avait chassé la couverture nuageuse, et une noirceur abyssale s'ouvrait au-dessus de moi, parsemée d'étoile. Un mince croissant de lune répandait sur la ville en ruine une clarté blême et maladive. Le ciel paraissait sans fond; rien ne me retenait plus au sol. Je le sentais m'aspirer, menacer de m'engloutir. De peur de m'envoler, je me jetais à plat ventre. Le choc me coupa le souffle.
Elle parlait à voix basse, le visage fermé. Je songeai à son frère, et cela me fit penser au mien. Je m'efforçai encore de l'imaginer dans cette ville. S'était-il assis là, sur ce toit, le nez en l'air à s'interroger sur ce que Prométhée avait fait de l'Etoile? S'était-il battu avec sa conscience, s'était-il demandé si le salut de la ville valait la peine de sacrifier une poignée de malheureux qui étaient nés Renouvelables?
-J'aimerais rester.
J'entendis Olivia retenir son souffle - sa surprise était presque aussi tangible que la mienne. Avant d'ouvrir la bouche, je n'avais aucune idée de ce que je déciderais.
-Mon frère est mort pour ça, continuai-je. Je suis loin d'être aussi forte que lui en matière de machines et de magie, mais s'il y a quoi que ce soit que je puisse faire, si je trouve quoique ce soit dans son journal qui vous a échappé, je vous aiderai.
Olivia referma les doigts sur les miens et les serra, fort.
-Tant mieux, dit-elle. Parce que tu es notre seul espoir.
Ma respiration me donnait l'impression de résonner comme un cri. Je roulai sur le ventre et couvris le feu avec de la terre comme j'avais vu Oren le faire. Il s'éteignit avec un chuintement de protestation.
Alors que des images résiduelles de flammes s'imprimaient en bleu et blanc sur ma rétine, les hurlements changèrent de tonalité. Ils devinrent des hululements, des cris, auxquels vinrent se mêler des glissements de cailloux. Ils avaient vu mon feu s'éteindre. Ils savaient maintenant que je ne dormais plus. Je bondis sur mes pieds. Cours de toutes tes forces en faisant le moins de bruit possible. Traverse un cours d'eau. Ne les laisse pas se rapprocher. J'abandonnai mon sac. Il ne ferait que me ralentir. Je pourrai toujours revenir le chercher plus tard.
J'entendis Nixe sur mes talons. Le sang grondait à mes oreilles. Un éclat de rire s'éleva au loin, aigu et hystérique.
"Cette arme ne lui servirait à rien - il n'avait rien à craindre de moi. L'ombre en moi ne voulait rien de lui. Je n'avais aucune envie de lui dérober le peu de magie qu'il avait et qui le maintenait humain. Mais pourquoi me la donner? Quand j'ouvris la bouche pour lui poser la question, il se détacha du mur et me replia gentiment les doigts autour de la sphère, tenant mes mains entre les siennes.
-Si j'avais un truc capable de m'arrêter avant que je ne me transforme en monstre, dit-il doucement, je l'emporterais toujours avec moi.
Il avait son visage tout près du mien, me regardait droit dans les yeux. Pour la première fois, je me rendis compte que je ne le détestais pas comme je me détestais moi-même. Pour la première fois, je m'aperçus qu'Oren me comprenait. Il était le seul au monde à pouvoir le faire.
Alors que je sentais mes yeux se mouiller de larmes, je vis le garçon placer ses mains en porte-voix autour de sa bouche. Je crus un instant qu'il allait appeler, mais à la place, il produisit le son le plus inattendu qui soit. Un chant d'oiseau.
Le silence se prolongea un long moment, pendant lequel je m'efforçai de comprendre.
- Qui es-tu? soufflai-je enfin.
- Tu poses trop de questions, cracha-t-il. Tu ferais mieux de te taire. On n'est pas en sécurité ici. (Le garçon s'humecta les lèvres, en me fixant de son regard animal.) Je m'appelle Oren.
Retenant mon souffle, je me remis debout face à la créature aveuglante suspendue par le verre. J'ignore comment je le savais, mais j'étais convaincue qu'il s'agissait d'une femme. Et elle ne me lâchait pas des yeux. Ses iris étaient aussi blancs que le reste de sa personne, et les points noirs de ses pupilles me fixaient. Elle entrouvrit ses lèvres gercées. Un liquide brunâtre visqueux s'en échappa pour lui couler sur le menton.
- Sauve-toi, me souffla-t-elle.
C'est dans les égouts que le bruit de l'aube résonnait le plus fort: un grand fracas de rouages et de pignons, signe que le soleil artificiel se réchauffait.