Meg Wolitzer

Mais toi, moi et tous les gens qu’on connaissait, on était un peu trop jeunes pour voir la réalité de près. Mỹ Lai, toute cette horrible tragédie. On est arrivés trop tard.
— Oui. Jules n’avait jamais vraiment pensé à ce qu’ils auraient pu vivre s’ils n’étaient pas « arrivés trop tard », comme il disait. Elle n’avait jamais su ce que c’était de se retrouver plongé au cœur du véritable drame. De faire quelque chose d’important. D’être courageux. Quelle notion impondérable : le courage.
— Je n’arrive pas à décider si c’est une bonne chose ou pas, ajouta Ethan. C’est une bonne chose assurément en ce sens que nous ne sommes pas morts. Je ne suis pas mort inutilement à Hanoï, en me tuant par accident avec mon propre M16. Mais d’un autre côté, nous avons manqué cette expérience, et ce n’est pas une bonne chose. Tu sais ce que je veux ? demanda Ethan en se redressant soudain dans le bureau obscur. Des peluches de tapis s’accrochaient à ses cheveux, semblables à une fine couche de neige qui lui serait tombée dessus au moment où il sortait brièvement la tête du tronc de l’Arbre creux numéro 6.
— De l’expérience ? hasarda Jules.
— Oui, aussi. Mais pas seulement. Ça va te paraître prétentieux, mais je ne veux plus penser autant à moi. Il guetta sa réaction.
— Je ne suis pas sûre de comprendre.
— Je ne veux plus penser autant à ce que je veux, et à ce que j’ai loupé. Je veux penser à d’autres choses, à d’autres personnes, à d’autres endroits même. J’en ai tellement marre de toutes ces petites plaisanteries ironiques pour initiés, de ces citations tirées de séries télé, de films ou de bouquins. Marre de tout ce qui vient de… ce monde circonscrit. Je veux un monde non circonscrit.