Bien sûr mes enfants, que tout le monde a le choix, que tout le monde fait des choix, même moi qui vend du thé ou ces gens qui dorment, le jour ou la nuit, sur le trottoir, sous les porches, dans des positions extravagantes, insensibles au bruit ambiant et aux pestilences ! L'Inde du No problem, Sir, l'Inde des mille bébés qui meurent quotidiennement par manque de soins. Non, tout le monde n'est pas pourri et chacun a son opportunité. C'est très dangereux d'être bon. La charité avilit qui la pratique et corrompt qui la reçoit, comme le disait si bien Norman Béthune. Là je m'en vais... Stop, stop... Ne m'obligez pas à être ce que je tais. Je suis en colère, je suis très en colère.
Je n'ai rien vu du Taj Mahal, de l'incontournable, dit-on, Rajasthan ni de Jaipur la Rouge, ou du Kerala que l'on qualifie de Venise indienne. Je l'ai regretté parfois car les paysages forgent aussi la mentalité des hommes. Mais en Inde il en va autrement et, si l'on voulait souligner une quelconque différence ente ses populations, il faudrait plutôt opposer l'Inde des plaines interminables à celle des hautes montagnes, celle des villes à celle des campagnes, car pour le reste, il semble que la même mentalité placide, résignée et violente court d'un bout à l'autre de cet immense pays.

"… J’ai les boules ! Pourquoi moi ? Pourquoi ce kidnapping organisé de mon être ? Je ne me trouve aucune faute dévastatrice et encore moins salvatrice. Pas la moindre culpabilité. La perspective de cet effacement progressif me laisse abasourdie. Pour se souvenir, disait Platon, il faut d’abord avoir oublié. Oublier quoi ? Se souvenir de quoi ? Époque de transhumance ? Alzheimer, un transfuge de notre glaciale modernité ? Soit ! Envisageons que comprendre Aloïs, c’est comprendre mes cicatrices et que comprendre Alzheimer, c’est comprendre la blessure notre époque. Deux approches complémentaires qui se font écho. Le Moyen-âge a eu la peste, le seizième siècle la syphilis, le dix-neuvième la tuberculose, le vingtième le sida. Notre vingt-et-unième siècle, lui, patauge dans le syndrome de Münchhausen, ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, faire comme si, être victime. Il y a eu le siècle des Lumières, il y aura le siècle de l’Oubli. Amnésie générale ! Pourquoi ? Et pourquoi pas ?
Peut-être que la différence entre hier et aujourd’hui est qu’entre la nuit de toutes les nuits et nos aurores patibulaires, on a inventé la virtualité, la vraie vie et l’autre, que l’on se garde bien néanmoins de qualifier. Pour l’heure, Aloïs y fait encore figure d’exilé, un sans-papier de la mémoire. Généralement parlant, tout cela a commencé fort insidieusement. Il y a d’abord eu la vraie purée - celle de nos grand-mères, celle que je te faisais, t’interdisant de connaître la colle Mousseline – la fallacieuse, clonée et livrée dans un catafalque de plastique, desséchée, sans charme, morte, mais tellement pratique ! La mort fait toujours gagner du temps ! Bizarrement, la contagion n’a jamais gagné d’autres champs. Jamais on n’a parlé de vraie moutarde ou de vrai lait. Non, la conquête a été plus sourde mais combien plus ambitieuse ! De fait, on est directement passé de la vraie vie à l’autre. Au début, ce fut un peu flou. La subtilité s’annexait sur la crânerie des riches et des supposés artistes, leurs côtés tapageurs et superficiels souvent de mauvais goût. Car ceux qui créent ces bulles menteuses ont l’envergure de héros de papiers. Vie facile, sexe torride, drogues tue-la-mort, et enfin argent sans conscience, si léger, tellement léger, de celui qui n’a d’autre impératif qu’un simple claquement de doigts ou de sexe pour être gagné, compté, recompté et dépensé comme un pourboire, transcendent leurs médiocres épopées en les pipolisant. Vite devinés, vite froissés, vite jetés, mais toujours enviés. Leur vie froufroute d’attraits populistes. Un beau cul, de beaux seins, un bon mot, un scandale programmé, mariage, adultère et amants, divorce, naissance et adoption suffisent à leur inventer une vie qui se prête à tout public. Même leurs pets sont enregistrés et commentés. Réseaux sociaux, tu parles ! La notoriété est trop souvent, hélas, le stigmate de leur pathétique absence de talent ! C’est ainsi que la vraie vie débile des uns, paparazziée et auscultée par des milliers d’yeux, devient la fausse vie palpitante des autres. Dans la vraie vie, il y a donc les vraies gens, ceux qui puent la sueur et la rancune, et les autres, les people. Un monde d’initiales pour initiés du luxe. CBS, YSL, PAF, NTM, DRH, NEF, OGM, BHL, DSK, MAM, PPDA, JC, NKM, FBI, CIA … Des VIP… Des sigles… BMW, LVMH, Yes we can… Des surnoms, Double-You, Chouchou, Bambi, Le Monarque, Flanby… L’esprit Vintage, des bagnoles, des palaces et des ryads. Du vent et des voiles. Du rêve à trois francs six clopinettes qui fait bander leurs fans au rang desquels se pressent aussi leurs détracteurs. Mais la consommation, même imagée, se lasse de tourner en boucle. Le rabâchage fait vite tourner rance l’errance des people. Le voyeurisme s’y étouffe d’asphyxie. Cette fausse vie est par trop factice et surtout, elle n’appartient à personne. Les vraies gens ont donc retenu leur souffle, suppliant qu’un Robin des Bois surgisse de leur nuit, un petit prince qui leur dessinerait un mouton. Ils étaient même disposés à ne se contenter que de la boîte. Et il est arrivé, débarquant de sa planète de savant fou. Le nom prémonitoire ! Bill les barrières ! Le jean avachi sur les Weston, le regard inquisiteur derrière des verres si épais qu’ils mettaient ses yeux sous microscope, débraillé sans être dépenaillé. Messie de la modernité, un Mani contemporain. Leur promettant monts et merveilles s’ils le suivaient, aventuriers des mondes, dans les territoires vierges qu’ils allaient déchiffrer ensemble ! Une souris électronique pour leur faire visiter en cicérone potache ce nouveau ciel étoilé de constellations factices, bref une version revisitée du joueur de flûte de Hamelin… Et tous - toi et moi incluses -, ont marché, au début hésitants, se demandant où il nous emmenait. Puis très vite conquis, l’une après l’autre, on les a toutes sautées ces barrières, emportés par un seul et même élan virtuel vers cette nouvelle vie où tout est possible. On peut tout y réinventer. Se faire un lifting identitaire, changer de sexe, d’âge, de couleur de peau, être orphelin ou le petit dernier d’une famille nombreuse. Faire l’amour à distance, jouer à la guerre. Narguer la mort ou acheter des armes et des mômes… Bill s’est donc rempli les poches en vidant notre âme.
Faust est toujours multiple. Seul, Méphisto reste unique. Translation numérisée. Son pacte ne se signe plus avec du sang, mais avec le cliquètement des claviers. Les fibres optiques sont ses parchemins. Peu lui importe l’encre et la matière, son but reste le même : sceller ses fers sans remise de peine au cœur des hommes. Sa réussite a eu la fulgurance de son génie. Désormais, plus rien ne fonctionne sans lui. Le monde est sa boule de verre, une opacité prévisible. Tout le monde y ressemble à chacun. Un manga sans sécession possible. Il a son bouton rouge, Bill. Une atomisation globale, la rébellion sous cloche. Il suffit qu’il y appuie son doigt pour que tout s’arrête. Plus de repères, plus de boussole, un Alzheimer planétaire. Mais l’ennui le poussa à d’autres jeux et puisqu’il a les moyens et des hommes à sa botte, ceux que l’on dit puissants, il a entrepris de bunkeriser la Nature. Il a l’âme d’un Noé, ce Bill, et les délires d’un Jules Verne. S’inventer un déluge pour réécrire l’Histoire ! La mort de Dieu ! Une nouvelle religion, de nouveaux païens, des mutants en germe dont il faut aussi assurer la pérennité. Mangez et buvez, car ceci est mon clic… Il sépara le bon grain de l’ivraie, bien décidé à ne garder que celui-ci et à gérer pour le bien de tous, leur santé. Les rangs des humains sont bien trop serrés ! Il faut défricher, mettre en jachère, assainir. L’utérus doit devenir planification contrôlée et les nouveaux enfants, obéir à la génétique transgénique. Gare à tes fesses, Aloïs, la compétition pathologique promet d’être rude. Même les maladies se sont dépouillées de leur humanité ! Bill y veille, la science dans les fouilles, le microorganisme ancré dans le virtuel et la seringue vaccinale indexée à Wall Street. Ce qu’il veut, avec ses clones de décideurs décidés, ce n’est pas que le monde aille mieux ou moins mal, suivant la dose d’optimisme critique de chacun, sinon qu’ils puissent y préserver encore et toujours leurs acquis. Avoir table ouverte autour de ce festin entre nous-sommes-du-même-monde, dont il nous concède les miettes. Nous ne protestons donc jamais pour ce qu’ils nous rognent patiemment avec l’avarice condescendante des puissants, ni même pour être ce qu’ils sont, des voleurs en cols blancs et des assassins aux mains manucurées et aux ongles limés, se planquant derrière les frimas restrictifs de l’économie mondiale afin d’engranger des fortunes illicites faramineuses, sinon pour qu’ils daignent nous laisser jouir des restes de leurs agapes. Avoir le suffisant, juste et compté, nous étrique et nous donne le vertige de n’être rien. Avoir moins nous terrorise. La menace, bien palpable celle-là, d’être happé par le néant. Un impératif besoin de reconnaissance falsifie le sens que nous croyons devoir donner à leur existence. Tout bien pesé, Aloïs n’a aucun souci à se faire ! Nous nous pressons de plus en plus nombreux à sa porte. Lobotomisés. Le peuple, quoi ! Un vide goulu nous asphyxie, nous enivre d’une autre plénitude, plus oublieuse et déconnectée du réel.
La réalité a besoin d’exorcisme. Il lui faut souvent se refaire une beauté comme une vieille mère maquerelle. Se ripoliner obscène pour être digestible. Se faire bander pour ne pas prendre en pleine gueule sa crudité. Du sang pour peindre de vécu nos frissons de spectateur passif. Du sexe pour nous donner l’illusion de la justesse de nos érections et des larmes pour nous convaincre d’appartenir au genre humain."

— C’est la seconde fois que j’entends ce mot. Mais je n’ai aucune idée de ce qu’il signifie.
— C’étaient de splendides maisons flottantes faites de roseaux tressés et compactés dans lesquelles vivaient les Arabes des Marais d’Irak, une Venise mésopotamienne, un pays mouvant entre deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Malheureusement aujourd'hui, les mudhifs ont pratiquement disparu. La région de Bassorah, ce berceau de Gilgamesh, est devenu un vaste champ pétrolifère où pullulent des entreprises étrangères qui n'emploient aucun Irakien. Les habitants du Marais, quant à eux, sont enrôlés quasi de force pour aller com-battre soit dans l'armée irakienne soit dans les rangs de l’État isla-mique. Depuis l’époque babylonienne, cette région fut le refuge de tous ceux qui fuyaient l’oppression jusqu’à ce que Saddam Hussein l'assèche en grande partie, les déserteurs et les opposants à son régi-me y étant accueillis et protégés. La chute du dictateur et les nombreux conflits qui ont suivi, ont fait le reste. Ces villages des marais furent le sujet de notre premier livre. Catherine les textes et moi, les photos. L’idée nous en est venue après avoir lu Les Arabes des marais de Wilfred Thesiger et, c’est en son hommage que nous avons baptisé ainsi ce lieu, toujours ouvert aux voyageurs et aux amis.

À Léa…
Pour ma petite-fille que je ne connaîtrai jamais femme, mais dont je devine néanmoins ce qu’elle deviendra.
Je t’écris, je te parle. Plus tard, dans quelques années peut-être, tu liras ces mots. Je ne serai plus là, je serai quelque part. Depuis combien de temps ? Je l’ignore, mais sûrement en paix, du moins est-ce ainsi que je me figure l’éternité. Une très longue paix. Une perpétuité en état de mort cérébrale. Néanmoins si la vie s’achève immanquablement de la même manière pour tous, elle est la seule véritable bataille que nous ayons à livrer, bien qu’il ne serve à rien d’en escompter les victoires et les défaites. Elle est une étincelle dans l’infini de l’univers où sans cesse, elle allume d’autres feux. Nous sommes toujours les braises de ceux qui nous précèdent et nous suivent, bien que nous en ignorions tout ou presque. C’est sans doute pour cela que j’éprouve la nécessité aujourd’hui de t’écrire, à toi qui n’es encore qu’une toute jeune fille, avec l’espoir que ce que tu es, se noue avec ce que je fus. Pourquoi ce souhait ? Je n’en sais rien. Peut-être parce que les cimetières sont remplis de vies non lues et que celle-ci me presse.
On a beau en rire, on a beau ne pas y croire et pourtant parfois, à force de répéter certains mots, ils finissent par épouser la chair et s’y ancrer. On me disait souvent que j’étais ailleurs, par trop distraite, que je n’écoutais pas, que j’oubliais avec un bel aplomb ce qui venait de m’être dit. On me chambrait, m’appelant « Alzheimer ». La mise en garde suprême contre le danger qui guette tous les rêveurs ! Celui-ci a fini par les entendre. C’est pourquoi je t’écris avant que tout file en quenouille. Avec cette étrangeté de me demander si parfois les testaments ne sont pas autre chose que de funestes prémonitions !
Comme l’a si bien dit André Suarès, avant que la manipulation écrivassière et publique retourne ses mots dans tous les sens pour leur en coller un autre, « la folie est le rêve d'un seul. La raison est sans doute la folie de tous. »
Hier, j’ai appris le nom de mon rêve et de ma folie naissante, Alzheimer.
Attendre que les motos soient prêtes et tout le reste, plié. Je
n'ai pas d'autre alternative. Une attente à la fois agréable et
frustrante. Un peu comme si j'avais longuement étudié un
menu sans pouvoir en cuisiner un seul plat. Cependant, la solitude ne me pèse pas. J'aime cette musique du silence sur laquelle vagabondent mes pensées. Elle les déroule, les bouscule, les élimine, les laisse filer ou les retient, tandis qu'au fond
de moi, s'installe un calme singulier. Celui qui accompagne souvent les événements arrivant à leur terme sans que l'on n'y
puisse rien. Cependant le désœuvrement m'accable. Plus encore quand il m’est imposé, fusse par gentillesse. Il évide le
temps, les minutes s'y empalent comme des heures, finissant
toujours par frapper mon esprit d'inertie. L'atmosphère feutrée
de la bibliothèque me devient soudain indispensable