
Les traces sont abondantes et fraîches mais nous n'avons pas vu les ours. Les hommes sont tout aussi curieux que nous-mêmes de les rencontrer. Les Indiens parlent de façon très effrayante de la force et de la férocité de cet animal qu'ils n'osent jamais attaquer s'ils ne sont pas au moins six, huit ou dix, et même alors ils sont souvent vaincus, après avoir perdu un ou deux membres de leur troupe. Les sauvages attaquent la bête avec leurs arcs et leurs flèches, ainsi qu'avec les mauvais fusils que leur fournissent les marchands. Ils tirent avec si peu de précision et à si courte distance que, sauf si la blessure à la tête ou au cœur est mortelle, ils manquent souvent leur cible et deviennent eux-mêmes les victimes. On dit que cet animal, quand il le rencontre, attaque l'homme plus souvent qu'il ne le fuit. Lorsque les Indiens vont se lancer à la poursuite de l'ours blanc, ils se peignent avant leur départ et se livrent à tous les rites superstitieux qu'ils observent avant de partir en guerre contre une nation voisine.

Vers la fin de la journée, j'ai grimpé à mon tour sur les collines. Ce fut assez fatigant, mais en atteignant le sommet d'un des points les plus élevés de la région, j'ai été récompensé de mes peines. J'ai pu voir, de là, pour la première fois, les Montagnes Rocheuses. Je n'ai pu apercevoir que quelques-uns des plus hauts sommets. Selon mon compas de poche, le plus remarquable est orienté au nord 65 degrés ouest. Situées un peu au nord de l'extrémité nord-ouest des crêtes déchiquetées que le capitaine Clark a vues ce matin, ces pointes des Rocheuses étaient couvertes de neige, et le soleil les éclairait. Là, devant ces montagnes, j'ai éprouvé un secret plaisir de me trouver si près des sources de ce Missouri considéré jusqu'à présent comme venu de l'infini. Et puis j'ai réfléchi aux difficultés que la barrière de neige allait m'opposer, sur la route du Pacifique, et aux souffrances que mon équipe et moi-même allions bientôt endurer ; cela a fait en quelque sorte contrepoids à ma joie.
Nos embarcations consistent en six petits canoës et deux grandes pirogues. Cette flottille n'est pas aussi imposante que celle de Christophe Colomb ou du capitaine Cook, mais nous la considérions avec autant de plaisir que ces célèbres aventuriers et, j'ose le dire, avec autant d'anxiété pour sa sécurité et sa préservation. Nous sommes sur le point de pénétrer dans une région d'au moins deux milles de large que n'a jamais foulée le pied d'un homme civilisé. Ce qu'elle peut nous offrir de favorable ou d'hostile est encore à découvrir, et ces petites embarcations contiennent tout ce qui nous permettra de subsister ou de nous défendre.
Ce n'est pas sans difficulté, et après y avoir passé la moitié de la journée,que nous avons pu transmettre toutes ces informations aux Chopunnish : une grande partie de nos paroles auraient pu être perdue ou déformée par le passage à travers ces divers langages. En effet, nous nous adressions en anglais à l'un de nos hommes qui traduisait en français pour Charbonneau ; celui-ci traduisait pour sa femme dans la langue des Minnetarees, puis elle mettait ces paroles en shoshone, et le jeune prisonnier shoshone les expliquait aux Chopunnish dans leur propre dialecte.
J'ai eu aujourd'hui trente et un ans. Selon toute probabilité, j'ai vécu à peu près la moitié du temps que je passerai dans ce monde terrestre, et j'ai fait peu de chose jusqu'à présent, très peu, en vérité, pour aider au bonheur de la race humaine ou à l'avancement de la génération suivante. J'ai repensé avec regret aux multiples heures gaspillées dans l'indolence, qui auraient pu être utilisées à accroître mes connaissances. Mais elles sont passées, aussi je me suis arraché à ces sombres pensées et j'ai décidé de redoubler mes efforts, du moins d'essayer.
[Capitaine Meriwether Lewis]
Chez les Sioux, les Assiniboins et autres tribus du Missouri qui dépendent de la chasse pour subsister, la coutume veut que, si une personne de l'un ou l'autre sexe est trop âgée et infirme pour pouvoir se déplacer à pied d'un camp à l'autre, quand on est à la recherche de subsistance, leurs enfants ou leurs parents les abandonnent sans componction ni remords ; dans ce cas, ils placent à leur portée un petit morceau de viande et un peu d'eau, disant à la pauvre créature trop âgée, en manière de consolation, qu'elle a vécu assez longtemps, qu'il est temps de mourir et de rejoindre ceux qui pourront s'occuper d'elle bien mieux qu'ils ne le peuvent eux-mêmes.
Les puces, avec lesquelles nous avons liés des rapports intimes près des chutes, répugnent tant à nous quitter que les hommes sont obligés de se défaire de leurs vêtements pour se libérer de leur persécution.
Plusieurs Indiens sont venus nous voir dans la soirée, dont le fils du défunt grand chef des Mandans. Cet homme a perdu ses deux petits doigts. Comme je lui en demandais la cause, il m'a répondu que sa nation a coutume de montrer son chagrin par quelque mode de souffrance, et qu'il n'est pas rare chez eux de se couper deux petits doigts de la main (à la seconde jointure) et parfois davantage, en témoignage d'affection.
Vers les 4 h du soir, une des femmes de Charbonneau a mis au monde un bel enfant. Il convient de remarquer que c'était son premier, et comme il arrive souvent en pareil cas, l'accouchement a été pénible et les douleurs violentes. M. Jusseaume m'a dit que dans ces cas-là, il faisait généralement avaler un petit fragment de la sonnette d'un serpent, et que cette médecine n'avait jamais manqué de produire l'effet souhaité, c’est-à-dire de hâter la délivrance. Comme j'en avais un sous la main, je le lui ai donné et il en a administré deux fragments à la femme, après les avoir réduits en petits morceaux et y avoir ajouté un peu d'eau. Que ce remède en ait été la cause ou non, je ne me risquerai pas à en décider, mais j'ai su qu'elle ne l'avait pas avalé depuis dix minutes qu'elle a accouché.
La date de départ retenue, dans un premier temps, avait été le 18 avril, mais les retards accumulés furent tels qu’au début du mois de mai les choses traînaient encore. Pourquoi donc ce départ précipité, le 14 mai, alors que Lewis était encore à Saint Louis et que les deux hommes s’étaient donné rendez-vous le lendemain pour hâter les préparatifs ? « Le 13, je reçus une lettre du capitaine Lewis », note simplement William Clark dans son Journal 1. Une lettre. Sans autre commentaire. Et pourtant c’est elle probablement qui le décida à partir sans attendre. Ce n’est que bien des années plus tard qu’il acceptera d’en dire plus à l’historien Biddle...