Quand les roues avant effleurèrent le tapis végétal, j'eus la désagréable impression de percevoir une sorte de bruit mou, comme si j'écrasais quelque chose de vivant. Comme à l'aller, je vis à travers le pare-brise les feuilles s'écarter devant ma voiture, tel un pare-brise fendant la banquise. Le SUV passa sans problème. Je retrouvai cette absence de bruit et cette odeur confinée, comme si j'avais plongé dans de la glu. Je m'avançai encore de quelques mètres, la Jackson Lake Road disparaissant de ma vue, puis je regardai par dessus mon épaule. Derrière moi, le tapis végétal se reforma, cette maudite feuille rouge trônant en son sommet. Ses nervures palpitèrent, comme animées de spasmes nerveux. Le crissement de son limbe sembla me souhaiter la bienvenue avec un ricanement moqueur. Je sus alors au fond de moi que plus jamais personne ne quitterait Hope Falls...
Paul sursaute, se retourne brutalement, manquant de peu se maculer les pieds de pisse.
Chloé chantait. Une de ces chansons débiles apprises à l’école maternelle, que les gamins sont tout contents de seriner à longueur de journée à leurs parents, qui eux les trouvent vraiment connes. En ayant oublié qu’eux aussi les chantaient. Assise en tailleur sur le tapis de sa chambre, habillant et déshabillant ses poupées, sa petite voix fluette ne cessait de raconter l’histoire de cette pauvre araignée Gipsy, qui s’était mis en tête de grimper à la gouttière, et qui, malheureusement pour elle, se faisait foutre en l’air à la suite d’un coup de flotte. Comme si elle n’était pas suffisamment conne, elle se mettait dans l’idée de regrimper dès le retour du soleil. Et on repartait pour un tour.
Lorsque je sors dans la rue, la brume jaune m’encercle aussitôt et me colle à la peau comme une pellicule poisseuse. Tous les bruits sont étouffés. La visibilité ne dépasse pas les dix mètres. Quelques rares passants rasent les murs pour se hâter vers leur destinée, écrasés par la fatalité. Machinalement, je lève les yeux, tentant de les apercevoir, mais je suis trop loin, et ils sont trop hauts, je n’aperçois même pas leur ombre lorsqu’ils planent dans le ciel.
Les bruits autour d’elle paraissaient estompés comme si elle avait mis la tête dans du coton. Elle n’arrivait pas à bouger, son corps pesait des tonnes, à moins qu’elle n’ait été transformée en masse de béton. Ce qui la perturbait le plus était cette sensation de flotter, presque de voler, et ces flashs lumineux stroboscopiques qui lui donnaient des maux de tête épouvantables. Un ronronnement incessant l’entourait, régulier, hypnotique. Son esprit luttait désespérément pour reprendre le contrôle de lui-même, mais avec une lenteur exagérée.
Dans notre société, il est encore impossible pour une femme de se sentir libre d’aller et venir et d’agir comme bon lui semble. Elle n’a pas le droit de réussir. Toutes ces femmes, toutes les victimes de ce monstre avaient réussi à montrer qu’elles pouvaient s’en sortir aussi bien sinon mieux que leurs homologues masculins, c’est pour ça qu’elles ont été attaquées ! Ne nous trompons pas de cible, ne nous leurrons pas sur les explications !

Lorsque Meredith Coppelson pénétra dans le car Greyhound, l'atmosphère s'en trouva aussitôt refroidie.
Pour un peu, le diable lui-même aurait préféré tourner les talons et disparaitre.
Longiligne et haute plutôt que grande, d'une maigreur effrayante, elle était vêtue d'une jupe plissée écossaise qui lui descendait jusqu'aux chevilles, d'un gilet de laine gris boutonnée jusqu'au cou et d'un pardessus dont le teint rappelait la terre glaise les jours de pluie. Son visage aux pommettes saillantes s'achevait par un nez pointu qui semblait frémir chaque fois qu'elle posait son regard sur un des occupants de l'autocar. Deux yeux gris dans lesquels se lisaient tout les tourments de l'existence. Des tourments qui n'existaient pas chez elle, mais chez ses semblables, et qu'elle s'efforçait de repousser. Meredith Coppelson avait été tour à tour directrice d'école catholique, gouvernante, éducatrice, et, si dorénavant elle avait atteint l'âge de la retraite, elle n'en poursuivait pas moins sa croisade à l'encontre du démon sous toutes les formes possibles et imaginables.
...
La main droite rivée sur un gros sac de toile, la gauche cramponnée à un crucifix de bois pendu autour du cou, elle ressemblait à une version négative de Mary Poppins, un Disney sous Tranxene et Prozac. Elle détestait les personnes qui croisaient les jambes, ce n'était pas sain, c'était un manque d'éducation. Et certains hommes en profitaient pour se toucher discrètement leurs parties intimes, mon Dieu, quelle horreur !
Elle se félicitait de ce que la nature ne l'avait pas dotée d'une forte poitrine, même si elle avait un peu de formes qu'elle s'efforçait d'engoncer dans des tenues strictes...
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Dans notre société, il est encore impossible pour une femme de se sentir libre d’aller et venir et d’agir comme bon lui semble. Elle n’a pas le droit de réussir. Toutes ces femmes, toutes les victimes de ce monstre avaient réussi à montrer qu’elles pouvaient s’en sortir aussi bien sinon mieux que leurs homologues masculins, c’est pour ça qu’elles ont été attaquées ! Ne nous trompons pas de cible, ne nous leurrons pas sur les explications !

« Il avait passé des heures à lire des milliers d’articles sur les drogues et les produits anesthésiants faciles à utiliser et surtout faciles à obtenir. Il avait bien pensé au Propofol, désormais bien connu du grand public depuis que Michael Jackson s’était offert un aller simple au paradis des chanteurs en se prenant une dose létale. À l’époque, au cours d’une soirée avec quelques-uns des très rares amis qu’il possédait encore, il avait entamé une discussion avec la sœur d’un de ses potes. Elle travaillait dans une clinique vétérinaire, ce qui avait éveillé son intérêt. Il avait passé la soirée à la bombarder de questions sur les anesthésiques pour animaux, jusqu’à ce qu’elle le largue, le trouvant totalement barré. Il en avait déduit qu’il n’était pas plus facile de se procurer ce genre de produits. Finalement, la kétamine offrait le plus de possibilités. Bien que son commerce soit rigoureusement encadré et son trafic lourdement sanctionné, il avait su trouver les bons interlocuteurs.
Et cette voix dans sa tête, qui lui parlait d'une petite fille, qui lui disait de se mettre en route, de venir la rejoindre, mais rejoindre qui ? Il avait peur, mais la voix lui disait de ne pas avoir peur, parce qu'il était fort, et dans un sens elle était rassurante, cette voix, et apaisante, et oui il était fort car il était un loup-garou.