Michel Carrouges

L’homme moderne, il est vrai, se veut et se croit rationnel. Son attitude à l’égard des mythes est toute différente de celle des autres âges de l’humanité. Il a beau s’en croire libéré, il n’en reste pas moins tributaire. De fait, pour technicien et positive que soit son milieu de vie, ce n’est qu’une nouvelle façon de vivre dans les mythes.

Brisé, Kafka reste indomptable. Ni soumis, ni révolté, au sens usuel des mots, il est le rebelle immobile.

Avec *La Colonie pénitentiaire*, les deux thèmes du suicide sur commandement du père (*Verdict*) et de l'exécution judiciaire (*Procès*) fusionnent en un seul acte de suicide sacrificiel par substitution volontaire à un condamné sur la machine de torture. C'est le mythe le plus terrifiant que Kafka ait produit au jour. On y retrouve le thème du père sous les traits de l'ancien commandant et celui du fils en la personne de l'officier victime. Mais ce n'est pas seulement un mythe de terreur, car la machine de torture évoque directement le processus sexuel comme procédé mécanique et noir d'auto-destruction.
C'est le mythe des "machines célibataires" en lequel viennent culminer toutes les souffrances et les angoisses de Kafka.
Il ne peut exister plus tragique illustration de son fameux aphorisme:
"Le célibat et le suicide se situent à un niveau de connaissance analogue, le suicide et le martyre, nullement, le mariage et le martyre peut-être. (In *Préparatifs*, p.80).