La croix des fiancés n’est pas loin. Par un jour de mars 1871, la jeune Marie Solheid et son fiancé François Reiff avaient quitté Jalhay pour rejoindre le hameau de Longfaye. L’hiver était très rude, la neige abondante, les rares sentiers impraticables. Mais rien ne pouvait empêcher les amants de rejoindre la maison des parents Solheid. Ils disparurent dans la tempête. Pendant huit jours, la Fagne garda jalousement ses morts. On découvrit un matin la jeune femme. Dans son corsage, un billet au crayon : « Marie vient de mourir et moi je vais le faire ». On retrouve le jeune homme quelques jours plus tard sur les hauteurs de Solwaster. La croix des fiancés, dans le vent lugubre, balayée par une pluie fine, seul souvenir à travers le temps d’un amour qui tenta de braver vainement la mort …
La Lesse est notre rivière tutélaire et apprivoisée ; la Semois est farouche, désordonnée, parfois violente. Ici, c’est un pays de Nutons, de fées, de revenants, de sorcières. Le Diable s’y promène la nuit, il ricane et son rire résonne dans les vallées immenses jusqu’à l’orée des bois. Ma mère sourit comme une petite fille, je l’ai rarement vue aussi gaie. Les soirs sont bons autour d’un poêle en fonte, à deux étages, plein d’un feu ronronnant.
J’ai préparé soigneusement mon hike : de solides bottines, un sac à dos bien équilibré, la boussole et la carte, un bloc-notes et un stylo à bille, le précieux manuel de « Pistes » rédigé par l’équipe du furet. J’ai seize ans. Je pars à la découverte du monde.
Parlons-en de cette fièvre qui me parcours l’âme et le corps. L’âme en ai-je une ? Le corps et là, bon an, mal an. Dieu existe-t-il ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Je viens d’errer dans la ville, rejoignant en ce beau soir d’octobre, la promenade des Récollets. Il y fait doux, presque printanier. Des feuilles de sang tombent des arbres, nonchalantes. La Vesdre porte toutes les couleurs d’un Monet. Il n’y a personne sur le chemin de terre déserté même par les moineaux.
La Fagne, les sorbiers au bord de la dernière route sont grelotants et souffreteux. Nous avançons sur un étroit sentier pour rejoindre la Hoëgne. Nous connaissons le vieux dicton ardennais « La fagne doit avoir son homme chaque année ». Certes, il y a des chemins et des sentiers mais les tourbières sont multiples et dangereuses, les sphaignes inquiétantes, les bruyères et les mousses gorgées d’eau ; les bouquets de pins, au loin paraissent irréels, les ciels sont bas et gris, lourds d’un épais brouillard ou pourpres et ocres, déchirés, sanglants comme à l’issue d’une bataille sans nom. Nous marchons en file indienne, petites silhouettes perdues dans le hululement d’un mauvais vent, collés à notre chef de troupe qui progresse calmement, la boussole et la carte à la main.
Chacun pense à Michel Schmitz qui se perdit un soir de 1826 en revenant de Xhoffray et qui erra pendant des heures dans la tourmente avant de repérer, exténué, les feux de Herbiester. Il fut sauvé et se jura de bâtir une petite chaumière qui devint, au fil du temps, la baraque Michel.
Le rideau est tiré. Les louveteaux, les enfants de cœur, les scouts, le collège, tout cela est fini. Je suis loin d’être un homme. Il me reste, j’en suis conscient, un long chemin à parcourir avant de devenir un homme. Et quand le deviendrai-je ? Quels en sont les signes pour autant qu’ils existent ?
La classe de Rhétorique ne s’est pas éparpillée. Elle a éclaté, d’un seul coup, dès le 26 juin quand chacun s’est réveillé dans le souvenir et dans la solitude.
Verviers la folle. Verviers la douce. Verviers la ruine et l’espérance. Verviers la ville de toute ma jeunesse. […] Où es-tu ma petite Marie Thérèse de la rue Florent Dethier ? Et toi Gisèle, qui me donna jadis ma première émotion amoureuse, et toi la cavalière, rencontrée près de l’étang de Neuville-sous-Huy ? Et vous, les jeunes filles des Saints Anges qui peuplèrent souvent les rêves de mes nuits, Peut être plus tard, aurais-je l’envie et la force d’aimer. Aujourd’hui, je suis un homme seul, sans Dieu, sans famille, sans amis. Je n’ai besoin de rien ni de personne. Cette ville est suffisamment dérisoire pour satisfaire ma vacuité.
La Belgique, depuis plusieurs mois, vit au rythme de l’Exposition Universelle de Bruxelles. On en parle beaucoup à la radio, aux actualités du cinéma, dans les journaux surtout ou l’on peut suivre pas à pas, les prouesses de milliers d’hommes qui ont érigé l’Atomium, cet extraordinaire monument du futur, qui représente la structure d’une molécule de fer agrandie cent soixante milliards de fois. Le 17 avril, le Roi Baudouin, en présence de la famille royale, a inauguré l’Exposition qui rassemble cinquante et un pays. Certains élèves ont déjà fait une première visite avec leurs parents et sont revenus éblouis comme s’ils avaient découvert une autre planète. Pourtant c’est notre planète. « Le bilan pour un monde plus humain. » […].
Sous la direction du père Bodaux, avec ma classe de rhétorique, nous partons à Bruxelles ? Je suis assis au fond de l’autocar près de jacques et André. Quelle impatience …