
L’Empire ottoman n’a pas duré aussi longtemps que l’Empire des Romains, effet de l’accélération de l’Histoire. Mais leurs histoires se ressemblent, à une échelle territorialement plus étendue pour les Ottomans. À une phase d’expansion, jusqu’en 1683, succède une phase de délitement, essentiellement face à l’avancée des puissances occidentales ; fait nouveau, un héritier autoproclamé de Byzance, la Russie de la Troisième Rome à l’Est, joue un peu le rôle des Turcs seldjoukides puis ottomans face à Constantinople. Contrairement à l’Empire byzantin, qui n’a pas laissé sur place d’héritier direct, l’Empire ottoman, drastiquement réduit à sa partie turcophone, survit dans la République turque fondée sur l’abolition du califat ottoman par Mustafa Kemal, communément appelé Attatürk ; mais il s’en est fallu d’un rien qu’il ne disparaisse tout à fait. En 1918, l’Empire ottoman était dans le camp des perdants. La France et l’Angleterre s’emparèrent des pays arabes qui dépendaient encore de lui, Irak, Syrie, Liban, Palestine et Chypre.

Les cités sont toutes fières de leur passé, qu’elles magnifient dans les monuments et, si possible, dans une littérature : l’éloge de la cité est un genre fort prisé, même si ne nous sont parvenus, pour l’essentiel, que ceux rédigés par les auteurs de premier plan et surtout pour les grandes métropoles. Même si leur indépendance est de plus en plus réduite, la réalité du gouvernement par l’élite locale réunie en curie d’où sortent des magistrats demeure. Selon la taille de la cité, les curiales, au statut héréditaire, sont au nombre de quelques dizaines ou quelques centaines ; la liste qui en est établie fait clairement ressortir qui en sont les principaux personnages. Cette indépendance a son prix et d’ailleurs son intérêt pour l’État : les curies sont responsables de la perception de l’impôt qui sera transmis à l’État, sauf la partie réservée au fonctionnement local. Les cités sont ainsi en charge non seulement des bâtiments publics, mais aussi des services publics (bains, écoles) et de l’assistance.
Il est un point sur lequel personne ne conteste l’apport de cette civilisation, l’art. Les expositions byzantines ont été ces dernières années nombreuses et fort fréquentées. Et pourtant, il suffit d’ouvrir une radio ou un poste de télévision pour se rendre compte que l’adjectif byzantin reste dépréciatif ; il voisine avec florentin pour les intrigues. Ce n’est, au fond, pas si mal. L’Empire byzantin et ses onze siècles d’histoire ne méritent, telle Junie face à Néron, « ni cet excès d’honneur ni cette indignité ». Sa longévité ne doit rien au hasard, mais tout à une formidable construction idéologique. C’est ce que nous allons tenter de montrer.
L’un des éléments qui expliquent la remarquable durée de l’Empire byzantin – 1123 ans de l’inauguration de sa capitale par Constantin Ier le 11 mai 330 à la prise de celle-ci par le sultan ottoman Mehemet II le 29 mai 1453 –, c’est la constante prégnance de l’idéologie impériale : l’Empereur est le lieutenant de Dieu sur Terre. De même que, dans la Cité céleste, il n’y a qu’un seul Dieu, de même, dans la cité terrestre qui en est l’image, il n’y a qu’un seul Empereur, qui occupe dans la cité terrestre la place de Dieu dans la Cité céleste.
Toujours est-il que le qualificatif de « byzantin » signifie, pour le Trésor de la Langue Française, « qui ne présente ni objet ni intérêt réels, qui se perd en subtilités oiseuses ». L’auteur de ces lignes admet volontiers que, si vous en êtes à ce point de votre lecture, c’est que vous ne vous êtes pas laissé intimider par ce péjoratif. Par ailleurs, « c’est Byzance » renvoie au luxe affiché par l’Empire et qui n’est pas pour rien dans l’épisode de 1204. Il convient néanmoins de saisir comment on en est arrivé là.
De nos jours encore, la capitale de Constantin fascine ceux qui s’y rendent ; selon les vues de Mehmet II, les constructions ottomanes se sont souvent ajoutées aux églises byzantines plutôt que de les détruire et la muraille terrestre reste visible, plus ou moins intacte selon les endroits. L’Histoire a continué son cours ; Sainte-Sophie, toujours debout et toujours aussi majestueuse, voisine avec la Mosquée bleue.
La faible considération dont jouit Byzance est due sans nul doute au fait que sa civilisation s'est éteinte le 29 mai 1453, quand les troupes ottomanes ont enfin pris la ville de Constantin ; dès lors, il n'y avait plus personne pour la défendre ou plus simplement l'expliquer. Elle est pourtant une composante essentielle de notre identité européenne, pour autant que celle-ci existe.
Le volume d’articles parus entre 1990 et 2010 que j’ai entrepris de rééditer
à la demande des Publications de la Sorbonne représente l’essentiel de
mon œuvre scientifique touchant à l’Histoire de l’Église, aux monastères
byzantins et au phénomène de la sainteté.