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Citation de VALENTYNE


Dès la fin de l’été 1942, il ne fut plus question parmi les gens de Rominten que de la grande chasse que projetait Erich Koch, le Gaulaiter de Prusse-Orientale, sur les trois districts des lacs mazuriques que le grand veneur lui avait concédés à titre de chasse privée. Il s’agissait d’une battue au lièvre de très vaste envergure, puisqu’on prévoyait trois mille rabatteurs dont cinq cents à cheval. Tout l’état-major de Rastenburg et les grosses têtes locales seraient de la fête que terminerait le couronnement d’un roi de la chasse.

Un soir, l’Oberforstmeister revint de Trakehnen en menant au cul de sa charrette anglaise un hongre noir gigantesque, bosselé de muscles, chevelu et fessu comme une femme.

– C’est pour vous, expliqua-t-il à Tiffauges. Il y a longtemps que je voulais vous mettre en selle. La grande battue du Gauleiter est une bonne occasion. Mais quelle peine j’ai eue à vous trouver une bête à votre poids ! C’est un demi-sang de quatre ans épaissi par un apport ardennais, mais dont le chanfrein busqué et la robe d’ébène moirée se souviennent de ses origines barbes, malgré sa taille. Il doit peser ses mille deux cents livres et fait au moins un mètre quatre-vingt au garrot. Au fond, c’est le type du carrossier de la grande époque. Il ne risque pas de s’envoler, mais il pourrait en porter trois comme vous. Je l’ai essayé. Il ne se dérobe pas sur l’obstacle, et ne craint ni les rivières ni les ronciers. Il est un peu dur de la bouche, mais au galop, c’est un char d’assaut.

Tiffauges pris possession de son cheval avec une émotion où les élans de son cœur solitaire se mêlaient au pressentiment des grandes choses qu’ils accompliraient ensemble. Chaque matin, il se rendait désormais à un kilomètre de là, chez le vieux Pressmar, un ancien maître d’équipage impérial, dont la propriété comprenait une assez vaste écurie, une forge et un manège couvert. C’était là qu’on avait installé son grand cheval. Sous la direction de Pressmar, heureux d’exercer la vocation pédagogique propre à tout homme de cheval, il apprenait à soigner sa bête et à la monter. La joie qu’il trouvait dans la proximité de ce grand corps naïf et chaud qu’il bouchonnait, étrillait et brossait, lui rappela d’abord les pigeons du Rhin et les heures de bonheur douillet qu’il avait passées dans le pigeonnier. Mais il comprit bientôt que cette réminiscence était superficielle, et reposait sur un malentendu. En vérité, frottant et lustrant la robe de sa monture, c’était les modestes satisfactions du cirage de ses brodequins et de ses bottes qu’il retrouvait, mais élevées à une puissance incomparable. Car si les pigeons du Rhin avaient été ses conquêtes, puis ses enfants chéris, c’était lui-même au fond qu’il pansait en consacrant tous ses soins à son cheval. Et ce fut pour lui une révélation que cette réconciliation avec lui-même, ce goût pour son propre corps, cette tendresse encore vague pour un homme appelé Abel Tiffauges qui lui venait à travers le hongre géant de Trakehnen. Un matin que le cheval était touché par un rayon de soleil tombant à contre-jour, il s’avisa que son poil d’un noir de jais présentait des moires bleutées en forme d’auréoles concentriques. Ce barbe était ainsi un barbe bleu, et le nom qu’il convenait de lui donner s’imposait de lui-même.

Les leçons d’équitation de Pressmar furent d’abord aussi simples qu’éprouvantes. Le cheval était sellé, mais privé d’étriers. Tiffauges devait se hisser en selle d’un coup de rein, et ensuite commençait dans le manège une séance de tape-cul à petit trot, seul capable, à condition qu’elle fut suffisamment prolongée, d’assurer une assiette correcte au cavalier novice, affirmait le maître d’équipage, mais dont le cavalier sortait courbatu, brisé et le périnée à vif.

Au début, Pressmar observait son élève sans désemparer, avec un air de blâme, et les rares observations qu’il émettait était dépourvues d’aménité. Le cavalier se penchait en avant, contracté, les pieds en arrière. Il allait chuter, et il ne l’aurait pas volé ! Il fallait au contraire s’assoir en arrière, les fesses rentrées, les pieds en avant, et corriger cette attitude par une voussure du dos et des épaules. Sans se laisser rebuter par ce traitement revêche, Tiffauges n’en considérait pas moins Pressmar comme un redoutable crustacé, muré à tout jamais dans un univers étroit et moribond dont il était de surcroît incapable d’exploiter les ressources. Il changea d’avis le jour où, enfermé avec lui dans la sellerie, il l’entendit exposer la vérité du cheval, et vit ce survivant d’un autre temps devenir soudain intelligent, s’animer, trouver pour s’exprimer des paroles justes et colorées. Posé sur un haut tabouret, ses maigres cuisses croisées l’une sur l’autre, la botte battant l’air, le monocle vissé dans l’œil, le maître d’équipage de Guillaume II commença par poser en principe que le cheval et le cavalier étant des êtres vivants, aucune logique, aucune méthode ne peuvent remplacer la secrète sympathie qui doit les unir, et qui suppose chez le cavalier cette vertu cardinale, le tact équestre.

Puis, après un silence destiné à donner toute leur valeur à ces deux mots, il enchaîna par des considérations sur le dressage, que Tiffauges écouta passionnément, parce qu’elles tournaient autour du poids du cavalier et de sa répercussion sur l’équilibre du cheval, et avaient ainsi une portée phorique évidente.

– Le dressage, commença Pressmar, est une entreprise incomparablement plus belle et plus subtile qu’on ne croit communément. Le dressage consiste pour l’essentiel à restituer à l’animal son allure et son équilibre naturel, compromis par le poids du cavalier.

« Comparez en effet la dynamique du cheval et celle du cerf par exemple. Vous verrez que toute la force du cerf est dans ses épaules et dans son encolure. Au contraire, toute la force du cheval est dans sa croupe. Et les épaules du cheval sont fines et effacées, tandis que la croupe du cerf est maigre et fuyante. Il est vrai d’ailleurs que l’arme du cheval est la ruade qui part de la croupe, alors que celle du cerf est le coup d’andouiller qui part de l’encolure. Lorsqu’il se déplace, le cerf se tire en avant. C’est une traction avant. Le cheval à l’inverse se pousse de derrière avec sa croupe. En vérité, le cheval est une croupe avec des organes par devant qui la complètent.

« Or que se passe-t-il quand un cavalier enfourche sa monture ? Regardez bien sa position : il est assis beaucoup plus près des épaules du cheval que de sa croupe. En fait les deux tiers de son poids sont portés par les épaules du cheval qui sont justement, comme je l’ai dit, faibles et légères. Les épaules ainsi surchargées se contractent, et leur raidissement gagne l’encolure, la tête, la bouche, cette bouche dont la douceur, la souplesse, la sensibilité font toute la valeur du cheval de selle. Le cavalier a entre les mains un animal déséquilibré et contracté qui n’obéit plus que grossièrement à ses aides.

« C’est alors qu’intervient le dressage. Il consiste à amener progressivement le cheval à reporter autant que possible le poids du cavalier sur sa croupe afin de soulager les épaules. Et pour cela à s’asseoir davantage sur ses membres postérieurs, à les engager sous lui aussi loin que possible en avant, bref, pour employer une comparaison dont il ne faudrait pas abuser, à prendre modèle sur le kangourou dont tout le poids repose sur les membres inférieurs, tandis que les pattes devant demeurent libres. Par divers exercices, le dressage s’efforce de faire oublier au cheval le poids parasitaire du cavalier, et de lui rendre son naturel en poussant l’artifice jusqu’à son point de perfection. Il justifie une anomalie en instaurant une organisation nouvelle où elle trouve sa place.

« Ainsi l’équitation qui est l’art de régir les forces musculaires du cheval consiste principalement à s’assurer la maîtrise de sa croupe où elles sont rassemblés. Les hanches doivent dévier sous la plus légère pression du talon, les masses fessières doivent avoir cette flexibilité moelleuse qui leur donne la diligence dont dépend tout le reste. »

Et le grand maître d’équipage, debout, cambré, le regard torve dirigé sur sa propre croupe – combien osseuse et effacée ! –, ses jambes arquées serrant les flancs d’un cheval imaginaire, virevoltait dans la pièce, en fouettant le vide avec sa cravache. Pour abstraites et subtiles qu’elles fussent, les considérations de Pressmar sur l’opposition du cerf et du cheval trouvaient une illustration dans les quêtes et les rabats que Tiffauges effectuaient désormais avec Barbe-Bleue. En l’absence de chiens – toujours proscrits par Göring – il semblait même que le cheval, ayant compris à la longue ce qu’on attendait de lui, flairait les voies et repérait les abattures des cerfs avec une ardeur de limier, comme si ces deux natures antagonistes devaient fatalement se combattre.
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