Nous avons profité du passage à Paris de Michelle Adams pour l'interviewer sur son premier roman, Sisters, déjà édité dans 12 pays.
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Infos éditoriales :
Traduction : Nicolas Jaillet - Photographie de couverture : © Tijana Moraca / Trevillion Images ? Création : Fabrice Borio
Disponible en grand format et en numérique.
Irène avait trois ans quand ses parents l?ont abandonnée. Sa soeur Éléonore, en revanche, ils l?ont gardée. Mais leur mère vient de mourir et Éléonore l?a retrouvée. En acceptant d?assister aux funérailles, Irène espère comprendre enfin ce qui s?est passé trente ans plus tôt. Elle croyait que ses parents ne voulaient plus d?elle. Et si la vérité était plus terrible encore ?
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Et pourtant, après six ans d’absence, elle a réussi à me retrouver. Elle a franchi le gouffre que j'ai creusé entre nous, tracé sa route à travers la boue qui nous sépare, comme un ver de terre, lentement, patiemment, et elle y est arrivée. Chapeau.
- C'est votre père. Il vous aime. Quelqu'un qui vous aime ne voudrait jamais vous faire du mal.
Est-ce vrai ? Est-ce ainsi ? L'amour est-il aussi simple que ça ? Ou est-ce un balancier entre la joie et la déception, entre la générosité et l'égoïsme ?
- Je n'en sais rien. Je ne sais plus. C'est tellement le bazar dans ma tête.
- Chloe, l'esprit humain est capable de stocker une quantité incroyable d'informations.
Il se penche vers moi et tapote mon crâne du bout du doigt.
- Tout est là. Là-dedans. Ta vie en petits paquets de données. Mais l'accident a tout mélangé. Il y en a partout. Comme dans ta chambre, quand tu était petite.
C’est formidable, ce pouvoir qu’a la police de vous conditionner. J’ai l’impression d’être un enfant en classe, qui essaie par tous les moyens de donner la bonne réponse. Quelle qu’elle soit.
On dit bien que la frontière est étroite entre l'amour et la haine, non ? Je ne dirais pas ça. Je dirais que l'amour et la haine sont deux parties de la même chose. La balance oscille en permanence d'un côté à l'autre. Tout dépend de nos attentes. Parce que, en amour, on attend toujours quelque chose. On a des besoins, on les exprime et, quand on se sent abonné, l'amour prend une autre forme. On espère que la personne qu'on aime nous épargnera, nous protégera contre tout ce qui peut nous faire du mal.
J’ai l’impression de me cacher, et je déteste ça. Comme si je devais avoir honte d’être ici. Je suis venue avec un objectif, et je vais l’atteindre. Alors je ramasse les lambeaux de confiance qu’il me reste, et me laisse guider par les voix, persuadée que, si je pouvais parler un peu à mon père, ça irait déjà mieux. Je suis assez proche pour distinguer les échos d’une conversation, mais pas assez pour en comprendre les mots.

J’ai comme l’intuition que quelque chose est arrivé dont personne ne veut parler. Je lui ai demandé si on s’était disputés avant l’accident, si j’avais une raison de rouler vite ce soir-là. Il m’a répondu que tout allait bien. C’était juste un accident terrible, m’a-t-il dit, rendu encore plus terrible par la vision distordue que m’en donne ma mémoire à moitié grillée.
Mais, au fond de moi, bien que je ne puisse pas expliquer pourquoi, je sais qu’il ment. Il y a quelque chose qu’ils refusent de me dire, sur ma vie avant l’accident. Je le sens dans leurs silences, dans mon isolement, dans le fait que ma sœur et ma mère sortent tous les jours sans avoir apparemment nulle part où aller. Tant que je ne saurai pas exactement ce qui est arrivé cette nuit-là, je ne pourrai pas avancer. Je suis le jouet d’un homme qui refuse de me dire la vérité et qui ne fait que m’embrouiller l’esprit de plus en plus, à chaque séance.
Si j’ai raison, ça signifie que je vais devoir trouver toute seule ce qui s’est réellement passé.
- Tu sais, un jour ou l'autre, il faudra qu'on ait cette conversation, El. J'ai besoin de savoir ce qui s'est vraiment passé.
Elle baisse les yeux sur ses mains avant de me lancer un coup d'œil timide. Puis elle coupe le moteur. Dans un souffle, qui projette un nuage de buée sur la vitre, elle répond :
- Oui, tu as peut-être raison... ou pas.
(Chapitre 11)
El est ma sœur. Mon unique sœur. Elle appartient à une portion de ma vie qui ne m’a laissé que peu de souvenirs. Ceux que j’ai conservés sont flous, comme si je les regardais à travers une vitre inondée par une pluie battante. J’ai du mal à évaluer la part de réalité qu’ils conservent pour moi. En trente ans, ils ont eu le temps de se métamorphoser.
Ma nouvelle vie, celle dans laquelle je suis encore engluée aujourd’hui, a commencé lorsque j’avais trois ans et cinq mois. C’était un jour clair de printemps. Les dernières neiges étaient en train de fondre et les animaux dans les forêts voisines s’aventuraient hors de leurs tanières. J’étais enveloppée dans un épais manteau de laine, sous une telle superposition de vêtements que mes articulations étaient verrouillées. La femme qui m’a donné la vie m’enfilait une paire de moufles rouges sans dire un mot. Souvenir d’une fillette de trois ans.
C'est donc vrai. Mon père vient de me conforter dans mes pires terreurs. Je suis forcée d'admettre que ma place n'est pas ici. Et que ma seule option est : partir. Mais ce n'est pas facile à affronter, comme concept. Celui de n'être rien pour personne. Celui de la solitude absolue.
(Chapitre 16)