Dites-moi, cela ne vous est-il jamais arrivé? Vous êtes couchée dans la nuit, vous regardez le plafond dans le noir, paralysée de terreur et de douleur et soudain, quelque part à l'étage, un enfant pleure et pleure à votre place? Ne vous est-il jamais arrivé qu'au théâtre des hommes meurent, se battent et chantent à votre place? Ne vous est-il pas arrivé de voir à l'horizon un oiseau qui vole à votre place, les ailes déployées, tranquille, heureux, disparaissant au loin pour ne jamais revenir? N'avez-vous jamais trouvé une route dont les pavés sont capables de supporter précisément autant de pas qu'il vous en faut pour vous libérer de la douleur? Je crois fermement que le monde vient à notre secours. On ne sait ni quand, ni comment, ni par quoi. Il survient inopinément, simplement, avec compassion. Parfois, être sauvée est presque aussi douloureux que la douleur elle-même.
Mystérieuses rédemptions, 25 février 1921.
Parfois, j'ai l'impression que l'homme vit au bord d'un gouffre dans lequel se précipite le présent. Nous connaissons exactement le passé et nous nous en soucions en vain puisque nous ne pouvons plus le changer ; nous connaissons non moins exactement l'avenir et nous nous en soucions tout aussi en vain puisque nous sommes incapables de le deviner et de le modeler à notre guise. La seule chose que nous ne connaissons pas, c'est le présent : cet après-midi, l'heure même que nous vivons. Nous thésaurisons sur le passé, nous spéculons sur l'avenir, et nous gaspillons le présent si désespérément que nous prenons à peine conscience de fait que la vie, c'est le présent et uniquement le présent. Par exemple, nous prenons du thé et nous nous disons que c'est juste cela : un intermède entre ce qui a été et ce qui sera. Mais, en réalité, c'est cela même, la vie ; la vie n'est rien d'autre. Elle est sans gloire, sans éclat, pleine de déceptions - en fait elle n'est qu'une seule et longue déception ; nous sommes assis en permanence dans la salle d'attente à guetter un rapide qui ne vient pas. Mais cette lande pleine de bruyère, de sables et de maigres pins dont le soleil illumine les couronnes rouillés - quelle plus merveilleuse beauté que celle-là? Et toi, mon cœur stupide, ne pense pas en ce moment à cet homme qui t'aime trop, ou trop peu, c'est selon. Ne pense pas au manteau neuf, à la doublure de l'an dernier, et à la lettre qu'il faut absolument écrire au percepteur, ne pense qu'à cette lande. Penses-y totalement, embrasse-la à pleine bouche, regarde-la en oubliant tout le reste, ne sois ni triste, ni gai, ni heureux, ni plein de désir, car tout cela est absurde ; sois présent, donne-toi à ce jour, et pour l'amour du ciel, fais un effort, essaye de ne contempler que cette heure et d'en tirer tout ce qu'elle peut donner. Efforce-toi de briser cette chaîne du destin qui fait que les hommes ne voient sous les événements qu'incertitude, douleur, insatisfaction et attente. Sois ! Tout simplement. Personne ne te rendra ce que tu viens de laisser échapper de ta main, mais demain tu riras de la douleur d'aujourd'hui. Tu n'as jamais rien vécu que tu n'aies regardé, le lendemain, sous un éclairage tout autre et sous un autre encore, le surlendemain. Tu peux d'ores et déjà parier que tout ce qui te semble tellement capital ne l'est point. En prenant tes soucis pour des questions de vie et de mort, tu oublies, insouciant que tu es, l'heure présente : pourtant, c'est elle seule qui compte absolument, car elle est perdue à tout jamais, cette part irremplaçable de ta vie que tu as laissé détruire.
L'attente est mauvaise conseillère, 22 août 1926.
Celui qui s’en va quelque part avec une valise risque d’en revenir avec deux. Etrange faculté d’accumulation de l’être humain, étrange aussi sa façon de distinguer entre ce qui est ou non important. Un beau jour, ces jarretelles vertes toutes déchirées m’ont semblé importantes et je les ai rangées. Et, à côté d’elles, une rose artificielle, abîmée par la pluie, un vieux poudrier, une lettre au contenu éculé, un flacon de parfum – cadeau dont je ne voulais pas – et un tas d’autres babioles et colifichets. J’ai honte de ma futilité de naguère et je ne sais s’il convient de la respecter ou de trancher une fois pour toutes et de n’emporter que l’essentiel. En fin de compte, je pars avec l’essentiel, mais, au bout de quinze jours, j’ai déjà accumulé tout un nouveau bric-à-brac.
(p.160) – « Déménager »
Pour le malade cloué au lit, les rues, les villes, les prés deviennent objets d’un douloureux désir qu’il a honte d’avouer aux bien-portants. Cette boulangerie devant laquelle le malade passait tous les jours lui apparaît comme un paradis perdu. Ce ne sont pas seulement les bien-portants qui abandonnent le malade, mais le malade qui abandonne et le monde et les bien-portants. Son seul bien, c’est sa fenêtre qui ouvre une brèche sur l’horizon rétréci. Les nuages qui défilent devant cette découpe rectangulaire changent, se dissipent, s’assombrissent, se colorent. Et peut-être, à travers la fenêtre, un de ces nuages rapportera-t-il à son cœur l’envie de vivre.
(p.76-77) – « Les fenêtres »
La compassion est une belle chose, mais rares sont les êtres capables de trouver la manière de les exprimer. Les paroles, bonnes ou mauvaises, soulignent le fait qu’il s’est passé quelque chose. La seule compassion acceptable est de faire sentir à l’homme qui a péché que rien n’a changé dans notre attitude à son égard. Si, deux jours après son délit ou après qu’il eut purgé sa peine, il constate un changement dans la façon dont ses amis le saluent, une froideur marquée lui est aussi pénible qu’un excès de cordialité. Mais si notre homme rencontre quelqu’un qui le salue exactement comme avant sa condamnation, il se sentira immédiatement en confiance.
(p.51) – L’affaire Georg Kaiser
Toutes les joyeuses farces de la vie nous laissent des souvenirs aimables.
Un livre que vous avez adoré, en votre jeune âge, une musique qui vous a fait pleurer, une rue que vous aimiez, un sentier dans la montagne, une clairière au-dessus d’un pré, tout cela fait partie de vous-même, c’est un fragment que personne ne pourra vous voler et dont le souvenir conserve toute la magie.
(p.99) – « Jeunesse »
Dans les petits cafés de Prague, on voit passer un marchand de journaux que j’adore : c’est un ancien laquais de grande maison qui porte encore son pantalon de livrée, une veste à boutons dorés et des favoris gris. Il vend les journaux du soir. Avec des manières de laquais, pleines de mélancolie, un personnage de Tchekhov. Son visage dit : est-ce vraiment la peine de vivre ? Un pauvre reliquat, une pauvre victime de l’ancienne culture. D’un pas traînant, il traverse la salle, va d’une table à l’autre. Ce n’est pas seulement pour lui qu’on éprouve de la pitié, mais pour le portail abandonné de quelques vieux palais. L’ancien temps hante le nouveau, ombre éclairée d’une impitoyable lumière ;
(p.57) – « La misère fait sa réclame »
Si je ne craignais pas les citations et les grands mots, j'irais chercher dans le souvenir de mes admirations d'enfant la phrase qui dit que si chacun de nous est de granit, alors le peuple, lui, sera de roc.
Phrase du grand poète Jan Neruda (1834-1891) que chaque enfant tchèque connaît par cœur.
Le rôle du reporter ressemble parfois à celui d'une hyène. Il se promène avec son bloc-notes et enregistre les souffrances d'autrui à l'intention des journaux. S'il travaillait sans la moindre étincelle d'espoir qu'une fois imprimés ses mots seront utiles, il ne mériterait même pas une poignée de main.