Salim Jay nous présente ici le poète syrien Mohammed al-Maghout, dont les Éditions de la Différence ont récemment réédité dans la collection de poésie bilingue Orphée le recueil intitulé "La Joie n'est pas mon métier", traduit de l'arabe par Abdellatif Laâbi.
Pour être un grand poète dans le monde arabe, il faut être sincère ;
pour être sincère il faut être un homme libre,
pour être libre il faut vivre,
et pour vivre il faut se taire…
Le blocus
Mes larmes sont bleues
tant j’ai regardé le ciel et pleuré
Mes larmes sont jaunes
tant j’ai rêvé des épis d’or
et pleuré
Que les chefs partent à la guerre
les amants aux forêts
les savants aux laboratoires
Quant à moi
je vais chercher un chapelet et une chaise ancienne
pour redevenir tel que j’étais
vieux chambellan à la porte de la tristesse
puisque tous les livres, les constitutions et les religions
assurent que je ne mourrai
qu’affamé ou prisonnier
L'HIVER PERDU
Notre maison se tenait sur la page du fleuve
et son toit chancelant
laissait filtrer l'aube et les lis rouges
Je l'ai quittée, ô Laïla
et j'ai laissé ma courte enfance
se faner sur les routes désertes
Demain la pluie se déversera dans mon cœur
comme un nuage de roses et de poussière
On ne trouvera ni haillons ni tresses d'or sur les promenades
Je fondrai en larmes sur mon oreiller
guettant l'allégresse aimée
alors qu'elle quitte à jamais mes poèmes
et que le brouillard pourrissant au bord de la mer
s'étale dans mes yeux comme un écoulement d'ongles gris
pendant que les ventres putrides
rugissent devant les cafés
et que les longs bras brassent le vide
J'aime beaucoup, ô aimée, tirer ton sein avec violence
perdre ma mélancolie devant ta bouche de miel
Je suis un prédateur, ô Laïla
Depuis le début de la Création, je suis sans travail
je fume beaucoup
et d'entre les femmes je désire mes plus proches parentes
On nous a si souvent chassés de tant de quartiers
moi, mes poèmes et mes chemises bariolées
demain se languiront de moi la camomille
la pluie accumulée ente les rochers
le chêne de notre maison
Je manquerai aux vieilles carafes
qui geindront au petit matin
quand les troupeaux partiront aux prés et collines
Mes yeux bleus leur manqueront
Car je suis un homme élancé
et dans mes pas remplis de misère et de rêverie
je transporte des générations déchues, idiotes
bouffies de sommeil, de déception et d'agitation
Donnez-moi mon compte de vin et d'anarchie
la liberté d'espionner par les fentes des portes
et une jolie brune
qui m'apportera au matin roses et café
afin que je puisse courir comme une petite violette entre les lignes
et libérer l'appel des esclaves
des gosiers d'acier
Du seuil au ciel
Maintenant
que la pluie triste
inonde ma face triste
je rêve d'une échelle de poussière
de dos courbés
de paumes appuyées sur des genoux
qui me hisseraient vers les hauts ciel
afin que je sache
où s'en vont nos plaintes et nos prière
Ah mon aimée
il faut bien
que toutes les plaintes et les prières
tous les soupirs, les appels au secours
fusant
des millions de bouches et de poitrines
depuis des siècles, des millénaires
soient rassemblés quelque part dans le ciel tels des nuages
Et peut-être
mes paroles se trouvent-elles maintenant
près de celles du Messie
Alors attendons que le ciel pleure
O mon aimée
Pleurs de l'hirondelle
"Vous qui m'avez poignardé dans le dos
alors que j'étais penché sur mes papiers
comme un vieillard sur son tapis de prière
Le loup et la vipère ne pourront jamais être
deux colombes sous l'averse
La pluie m'appartient
La pluie, le tonnerre, le vent et les rues
sont ma propriété
J'ai sur moi un document du ciel qui l'atteste
Est-ce vrai que vous avez marché sous l'averse
sur mes trottoirs et dans mes rues?
Dorénavant je n'aimerai plus la pluie
ni la pluie, ni le vent, la lune ni les rochers
J'aimerai mon peuple
O peuple étreins-moi
tu es le père sage
et je suis l'enfant égaré
Tu es le torrent impétueux
et je suis la baraque croulante
Donne moi une dernière chance et attends:
j'aimerai tes ouvriers et te paysans
je m’enorgueillirai même de tes putains et de ta boue
dont je m’oindrai le front tel un guerrier indien
Je me mettrai au garde-à-vous comme une statue pour
saluer le drapeau
et crierai comme un fou dans les manifestations
Alors ne sois pas dur envers moi,ô peuple
Je t'ai quitté parce que tu m'as quitté
Je t'ai ignoré parce que tu m'as ignoré
Mais je jure par tout ce qui est vénérable et sacré
que jamais je ne t'ai oublié...