Citations de Monica Hesse (62)
Je reprends ma bicyclette et m'engage dans le dédale des rues étroites ; le temps est gris et couvert, comme tous les hivers à Amsterdam. Notre ville a été bâtie sur des canaux. La Hollande est un pays plat, situé bien en dessous du niveau de la mer, et les paysans qui l'ont débourbé, il y a des siècles, ont élaboré un système complexe de voies d'eau, simplement pour que les habitants ne se retrouvent pas engloutis par la mer du Nord. Un de mes anciens professeurs d'histoire illustrait toujours cet épisode de notre passé par un célèbre dicton : "Dieu a créé le monde et les Néerlandais ont créé les Pays-Bas."
Il le citait comme un motif de fierté, mais pour moi, il représentait aussi une mise en garde : "Ne comptons sur rien pour nous sauver. Nous sommes tout seuls ici."
- Il me l'a dit, qu'il ne voulait pas y aller, et je lui ai répondu qu'il le fallait. Je lui ai dit aussi que c'était son devoir.
Et il m'a donné une lettre au cas où il mourrait, mais je ne l'ai pas lue. Je l'ai rapportée à la maison et je l'ai jetée, car j'étais absolument sûre qu'il allait revenir, et je me suis complètement trompée, car il n'est pas revenu.
Tu comprends, Ollie? C'est moi qui l'ai poussé à partir.
« Nous n’avons pas d’adresses à échanger. Nous n’avons rien du tout. Nous ne pesons plus rien, nous avons survécu de rien pendant des années .
Nos esprits ne sont plus rien .Et ça , c’est le pire des riens, la raison pour laquelle ils nous ont gardées enfermées.
Parce que nos cerveaux sont cotonneux , embrouillés » ...
« Je suis encore sous le choc.
Peut - être n’ont - ils pas tous hébergé la Gestapo , mais certains ont pu nous dénoncer, révéler nos cachettes contre de l’argent ou des avantages .
Ou planter des svastikas dans leurs pots de fleurs . Certains ont pu être étonnés de notre retour parce qu’ils espéraient ne plus JAMAIS NOUS REVOIR » ...
Il s’avère qu'il existe bien des manières de tuer : les Allemands ont tués Bas à coups de canon, Elsbeth et moi avons tué notre amitié à coups de mots.
« J’ai l’impression d’avoir une centaine d’années de plus qu’elles toutes. Ces quatre - là n’ont rien à voir avec nous, les Néantes.
Rien à voir avec cette façon si lasse, apathique, désabusée, que nous avions , de nous mouvoir, de nous asseoir et de parler..
C’est pour cela que nous étions encore hospitalisées , trois mois après la fin de la guerre.
Parce que nous avions du mal à garder le fil du temps...que nous riions et pleurions à des moments inopportuns ... » ...
« Le découragement me saisit. Alors même que je me félicitais d’avoir réussi à atteindre ce camp, alors même que j’osais croire que j’étais en progrès , pourquoi mon cerveau est- il dans cet état lamentable ?
Pourquoi me trahit- il ? » .
L'absence de souffrance n'est pas la même chose que la présence de bonheur.
L'absence de vérité n'est pas pour autant la présence d'un mensonge.
Voici le problème avec mon chagrin : il ressemble à une pièce très en désordre dans une maison où il n'y a plus d'électricité.
- Je ne sais pas comment répondre à ta question. Parce qu’en réalité je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai vu Abek. J’ai essayé pourtant. J’ai vraiment essayé. C’est comme si mon cerveau me l’interdisait. Je me souviens d’au revoir, mais je ne suis pas certaine que ce soient les bons. En rêve, je revois toutes sortes d’au revoir. Je n’arrête pas d’en inventer de nouveaux. Il y a un blocage, un grand mur derrière lequel ce souvenir doit se trouver.
- Qu’est-ce qui te fait croire qu’il existe un blocage ? Dans ta mémoire, qu’est-ce qui te fait croire que ça existe ?
Je déglutis. Mes mains se remettent à trembler.
- Lorsque nous sommes arrivés au camp, les cheminées étaient droit devant nous. La mort était là, devant nous. Tu comprends ? J’ai vu un soldat arracher un bébé des bras de sa mère et l’écraser contre un camion parce qu’il n’arrêtait pas de pleurer. Il est devenu tout mou et chiffonné tel un petit bout de dentelle. Je crois que je ne peux pas me rappeler avoir dit au revoir à Abek parce que je ne supporte pas de me rappeler ce jour. Je ne supporte pas de me rappeler la moindre seconde de ce jour.
La gare de Birkenau est la plaque de verglas sur laquelle je dérape, le monstre noir assoupi qui garde la porte de ma mémoire. Remuez-le un peu trop fort et il se réveillera. S’il se réveille, il me dévorera. Je marche sur un fil, à la lisière de ma mémoire. Même la lisière, c’est l’enfer.
L’absence de souffrance n’est pas la même chose que la présence de bonheur.
Quelle est la frontière entre la somme d’intimations qui mène à espérer et celle qui conduit au désespoir ?
Choisirais-je le confort de l’illusion ? Ou choisirais-je la véritable souffrance ?
Voilà pourquoi j'ai appris qu'être courageux est parfois la chose la plus dangereuse du monde, que c'est un très de caractère à utiliser avec parcimonie.
- […] Il y a une différence entre aimer quelqu’un et aimer le souvenir qu’on en a. Ou entre aimer ce qu’est une personne et aimer ce qu’on voudrait qu’elle soit.
J'ai laissé des parties de moi dans ce wagon. J'y ai laissé des parties que je ne retrouverai jamais plus. Je les ai laissées malgré moi, tandis que mon esprit s'obligeait à étouffer ces impossibles, impossibles instants. Je les ai laissées exprès pour me protéger, parce que me rappeler cette histoire aurait annihilé en moi toute raison de survivre.
Et contre toute raison, contre toute explication valable, j'ai quand même eu envie de survivre.
Je pensais tout savoir à l'époque. Je pensais que le monde était noir et blanc. Hitler était le méchant, on devait donc lui résister. Les nazis étaient des êtres sans foi ni loi, ils ne tarderaient donc pas à perdre. Si j'avais fait véritablement attention à tout ça, j'aurais pu comprendre que notre minuscule pays n'avait aucune chance de se défendre, quand des pays plus grands, tels que la Pologne, étaient déjà tombés. J'aurais dû me douter que, lorsque Hitler a annoncé à la radio de notre pays qu'il n'avait pas l'intention de l'envahir et que nous n'avions rien à craindre, ses soldats étaient déjà en train de plier leurs parachutes et que nous avions tout à craindre. S'engager n'était pas une prise de position symbolique. C'était une mission perdue d'avance.
Il y a tant de choses que j'aimerais oublier. Les passages les plus durs. Les vilaines blessures, sous les cicatrices, toutes ces choses que je voudrais voir disparaitre en les ignorant.
Il y a une différence entre aimer quelqu'un et aimer le souvenir qu'on en a. Ou entre aimer ce qu'est une personne et aimer ce qu'on voudrait qu'elle soit.