Le Glacis -
Monique Rivet .
Le Glacishttp://www.editions-metailie.com/fiche_livre.php?id_livre=1067Laure a 22 ans lorsque, à la fin des années 1950, elle est nommée professeur de lettres classiques dans un lycée d?une petite ville de l?Oranais. Elle regarde ce monde dont elle ne possède aucun des codes.Monique RIVETAgrégée de lettres classiques et aujourd'hui retraitée,
Monique RIVET partage son temps entre la région parisienne et les Cévennes. Elle est l'auteur, entre autres, de Caprices et Variations (Flammarion), Les Paroles gelées et La Caisse noire (Gallimard). Elle a écrit
le Glacis à la fin des années 50, sans le publier.Toutes nos nouveautés sont sur :http://www.editions-metailie.com
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« Et voilà que je suis gagnée par le même sentiment, la même intuition inquiète : je ne verrai pas fleurir les amandiers d’El-Djond. » (p. 46)
« Je comprends que je ne suis pas au Quartier Latin [...] mais dans une petite ville de province où les mœurs sont encore celles du XIXe siècle, je comprends aussi que s’y ajoute cette ségrégation des communautés que prétendent nier ou combattre des slogans officiels bien tardifs et de toute façon émis à une distance sidérale de la réalité ».
J'ai envie de lui demander: et moi? Je n'ai pas du tout ce que vous appelez le type italien, qu'est-ce que je suis à votre avis? Italien quand même (ce qui ne signifie rien)? Français? Milanais? Céline vous dirait sans doute: sandrissimo, voilà ce qu'il est, avec un peu plus que le certificat d'études et des tas de billevesées dans la tête parce qu'il a trop lu étant petit. Elle aime à se moquer de moi et quand elle cesse de le faire, nous entrons dans le sérieux des choses, ce qui ne nous réussit pas.
- Comme tous ceux qui viennent pour la première fois dans notre pays, vous avez certainement des idées toutes faites à notre sujet.
- Sûrement, mais si on n'avait que les idées qu'on se fabrique soi-même, on n'en aurait pas beaucoup.
Je suis prisonnière de ce pays qui n'est pas le mien, de cette ville sans âme, de cette guerre sans nom, où les employés des postes ont des manières de policiers, où on ne sait pas si on couchera dans son lit le soir ni, à supposer que l'on y couche, si l'on n'y sera pas égorgé par un émissaire dont personne ne saura jamais quelle cause il a prétendu servir en vous assassinant.
... lors de la toute première minute de ma toute première heure de cours, les gamines se trouvant debout, chacune devant sa table, dans l'attente manifeste d'une initiative de ma part, j'avais dit : asseyez-vous ... et j'avais eu la surprise de les voir s'asseoir. Cette expérience concrète d'une efficacité du verbe dont je n'avais eu jusqu'alors aucun témoignage personnel m'avait conquise.
Ainsi j'assemblais les pièces d'un jeu de patience qui me semblait à moi-même quelque peu délirant, mais, me disais-je, une chose est sûre, la gangrène de la guerre est en nous ; elle ne nous lâchera pas qu'elle n'ait fait de chacun de nous une victime ou un assassin, un esclave ou un traître.
Le temps où j’ai habité la ville était le temps de cette violence. Le temps de ce que le langage officiel déguisait d’un intitulé pudique : les “événements”, quand l’homme de la rue disait : la guerre. La guerre d’Algérie.
La guerre. Bien sûr que leurs événements, c'était la guerre. Je la reconnaissais au rythme qu'elle donne à la vie, à sa disparate, ses à-coups, sa façon de s'évanouir comme si elle n'avait jamais existé et de réapparaître comme si elle était notre état naturel. Nous ne l'avions pas laissée derrière nous, elle était là. Elle était la même que toujours et ses protagonistes aussi étaient les mêmes. Rien n'avait changé, ni la lâcheté, ni le courage, ni la délirante violence des hommes.
Nous avions vu les logements réservés aux ouvriers ; des barbelés les entouraient et j'avais trouvé étrange qu'on mette derrière des barbelés des hommes supposés libres ; réflexion que j'eus la sottise de formuler tout haut et qui m'attira cette réplique de Saragossa : "ils sont tout à fait libres, libres de retourner dans leurs mechtas pour y crever de faim si ça leur plaît. Les barbelés, c'est pas pour les empêcher de partir, c'est pour la protection des bâtiments. (p.61)