Oui, en son for intérieur, Ludmilla le sentait : l'attaque de l'avenue Marnix, celle du 7 décembre, c'était un coup des hommes. C'était brouillon, inconséquent, c'était dangereux... ça ne pouvait venir d'une femme, encore moins d'une mère, non. Les mères savaient cela, à travers le monde et les époques, elles partageaient cet organe inconnu, cet appendice dont il n'était fait mention dans aucun traité d'anatomie, se manifestant par un grésillement douloureux quand elles étaient confrontées à ce que les mères ne feraient jamais. Et ce que les mères ne feraient jamais, se disait Ludmilla, c'était se fourrer de sa propre initiative dans des situations dangereuses pour leurs enfants, les abandonner à un homme immature, prendre le risque d'en faire des orphelins et de leur infliger la douleur du deuil. Ce qu'elles ne feraient pas, c'était laisser croire à leurs petits que la patrie importait plus qu'eux.
Etait-ce cela, était-ce ce qu'on appelait "amour", qui grésillait dans l'abdomen de Marina ? A 23 ans, elle ne l'avait encore jamais goûtée, cette sensation d'aspiration entre les cuisses, de vide à combler, cette brûlure difficile à soutenir mais dont on ne veut pourtant pas se débarrasser. Elle n'était pas sotte, elle savait que le désir d'une femme pour un homme existait, elle l'avait lu, mais celui-là était si intense, si nouveau, qu'il engendrait un certain désarroi. C'était de l'amour, oui, certainement, et c'était même le grand, celui d'une vie, ce ne pouvait être autre chose.
Tu lui prêtes tes affects. Tu ne te préoccupes pas de ceux qui vont taxer ce parallèle d'obscénité, parce que s'il y a une chose dont tu ne doutes plus, c'est qu'il existe un lien d'humiliation unissant toutes les femmes, comme un cordon, qui se déploie de cou en cou à travers les âges. Une communauté secrète dont les archives, qu'on s'emploie à détruire, dégoulinent de pisse, de bave et de sperme. Tu ne sais plus où tu as lu que le point commun entre les femmes, le seul peut-être, c'est qu'on les traite comme des femmes. Tu ne saurais mieux dire.
Plus tu remues le passé, plus tu comprends que ce qu'on appelle vérité est la version du dernier qui a parlé. Et que le dernier qui a parlé est généralement un militant, car le militant a ce muscle, cette énergie, celle de revenir sur les lieux que l'on croyait désertés pour y inscrire sa pensée et faire murmurer les reliques
L'armée la plus puissante au monde allait se cogner au peuple le plus fier du monde, à moins que ce ne fut l'armée la plus fière du monde qui s'apprétait à frapper le peuple le plus puissant au monde.
Tu as la certitude que la violence jamais rendue devient feu et qu'il n'y a pas trente-six manières de l'éteindre. Il en existe deux, au fond : l'implosion et l'explosion.
...tu étais terrorisée par l'oubli dans lequel Marina avait sombré, car s'il y avait quelque chose qui te faisait peur, ce n'était pas de mourir, mais de vivre pour rien...
Ils meurent tous ceux qui ont connu la guerre, y ont participé ou en ont été affectés. Et leurs archives en noir et blanc ont déjà un goût d'irréalité.
Elle découvrait que le malheur était un chapeau de magicien et que si l'on frappait la calotte avec vigueur, elle révélait un double fond.
Oui, ça c'était terrible, mourir dans l'espoir que triomphe un monde, et que celui-ci vous néglige, vous oblitère.
Comment se prénomme le jeune héros ?