Thomas n’était pas parano . Plus tard, lorsque les enquêteurs le convoqueront, excédés par toutes ces coupures de presse et les échos innombrables sur la Toile dénonçant nos retrouvailles, et qu’il leur assurera que ces images étaient des montages bidon ou antérieures à mon arrestation , les inspecteurs lui mettront sous le nez un rapport indiquant que le 31 décembre 2014, à l’heure où Thomas Vergara se déplaçait à la vitesse d’un TGV de Aix vers Genève , pendant que Nabilla Benattia restait stationnaire à Annemasse, les deux puces des téléphones par lesquels ils étaient tracés malgré leurs précautions, ces deux puces se sont éteintes ensemble presque à la même seconde. Comme deux petites étoiles disparaissant d’un coup de la carte des télécommunications. Leurs services jouaient à la chasse avec nous, eux aussi constituaient un public dangereux. Quand Thomas me l’a raconté, j’ai souri en me mordant la lèvre. J’ai imaginé deux minuscules bop – bop, bop qui s’éteignaient, enfin anonymes pour pouvoir converger l’un vers l’autre.
Je suis tout ce que l’on voudra mais je ne serai jamais une pauvre fille malheureuse dont on commentera les souffrances à vie. Je ne serai pas une victime.
Voir sa famille en prison ne te soulage pas, au contraire. Leur présence amplifie le désespoir de l’arrachement. Mais tu es content de les embrasser, de les toucher quand même. La vie est toujours double. Avec ma mère et mon frère revenait cette réalité que je ne parvenais pas à affronter. L’incarcération est peut-être encore plus dure à vivre pour tes proches que pour toi-même, et ça, c’est insupportable.
Madame Biraben m’a bien accueillie. Et puis soudain , au milieu de l’enregistrement, elle m’a balancé : — Vous avez fait de la prison, mademoiselle. — Euh… Non, non…— Si, ne mentez pas. Du bout d’un doigt, elle s’est mise à tapoter un document sur la table avant de l’agiter sous mon nez. — J’ai ici votre extrait de casier judiciaire. Escroquerie bancaire, à Genève, vous étiez encore mineure. Reine de l’info, cloche à merde, vautour. T’as trois copains en Suisse, c’est tout. Monter dans la lumière pour prendre une telle claque. T’es assommée en direct. Bonjour la réalité, plus de conte de fées, juste les clochettes. Tu n’es plus là, mais tu continues à sourire, à bouger la tête. Tu ne sais plus si tu dois rire ou pleurer. Une brûlure glacée te transforme en robot, faut être pro, ne pas s’effondrer, ne pas trahir ses failles, achever le tournage. Après, une fois les caméras éteintes, ils viennent s’excuser la bouche en cœur dans la loge, où toi tu veux tout casser. Tu te mords les lèvres au sang, tu enlèves tes fringues de corrida, comme si elles t’empoisonnaient le cœur. Et tu te sauves.
Un soir comme un autre, à table. J’avale ma soupe avec la grosse cuillère, sloupp, sloupp, sans faire gaffe au bruit. — Nabilla, tu peux manger proprement, s’il te plaît. Normal qu’il me le dise, OK. Mais sa réflexion m’a vexée (une ado est très très très très très susceptible ). Par provocation, j’ai continué de plus belle. — Sloupp, sloupp…— Arrête, je te dis ! Exprès, pour l’énerver : sloouuuupppeuuu. Je comprends, le pauvre, qu’il ait pu craquer en voyant sa fille devenir si tête à claques. La guerre était déclarée entre nous. Après un temps de silence, brusquement, il a empoigné à deux mains la soupière à moitié pleine pour se la renverser sur la tête. Au bout de la table, avec la soupe et les petites nouilles qui dégoulinaient sur sa figure, ses cheveux, nous le regardions, Tarek, maman et moi, complètement sidérés. Depuis, à chaque fois que j’avale de la soupe, cette image de mon père me revient et je mange discrètement, comme s’il pouvait encore m’entendre. Sa méthode d’éducation pouvait s’avérer efficace, finalement.
Ici, il y a un morceau de mousse qui pue . Je m’étends et je m’endors tout de suite. Je sombre dans un sommeil noir. Au réveil, sans réfléchir, j’allume la télé et j’entends cette phrase dont je me souviendrai pour le restant de mes jours. « La starlette de la téléréalité Nabilla Benattia encourt trente ans de prison. »
(…)Mon père voudrait que je vive au fond d’une grotte préhistorique, désolée, je ne trouve pas la Préhistoire particulièrement cool. Chap1
Comme quoi, on ne peut pas tout avoir dans la vie, même en payant cash.
En fait, je n'ai aucun statut, et sans statut tu deviens vite un paillasson - c'est bien connu, demandez aux stagiaires des boîtes de prod.
"Mon père voudrait que je vive au fond d’une grotte préhistorique, désolée, je ne trouve pas la Préhistoire particulièrement cool."