Nathalie Yot présente... Tribu (Sortie le 18 février 2022)

(Les premières pages du livre)
Elvire se sent bien. Bien comme tranquille. Comme après un bain de mer. La peau détendue, lâchée. Elle ne veut rien. Elle n’a pas d’avis. Ça la repose de ne pas avoir d’avis, d’être neutre. Et la neutralité fait son effet habituel. Celui de laisser les gens en paix cinq minutes. Elle se frotte les yeux exagérément et ça aussi ça la détend. Les mains dans les yeux, on ne le fait jamais assez. On oublie.
Dans cet état, il n’y a plus rien de chamaillé en elle, le tracas s’est effondré, à même le sol. Elle pense à Yann.
Elle se dit que l’autre compte. Tous les autres. Et elle se frotte à nouveau les yeux. Ce soir, j’ai un concert. Faut que je me concentre un peu.
Elle est dans sa douche. Celle d’avant l’entrée en scène. Depuis cet après-midi, elle expulse. Ses pensées vont faire un tour dehors. Dedans, c’est blanc maintenant. L’eau glisse sur son corps et finit le travail d’épuration. Puis elle se sèche lentement, se prépare lentement et s’étend jusqu’à ce qu’on vienne la chercher. Ça toque à la porte. Il est temps d’y aller.
Elle marche au ralenti. On marche toujours au ralenti quand on va monter sur scène. Elle traverse le rideau, comme si elle traversait un mur de beurre et avance sans hésiter, toujours au ralenti, jusqu’à son instrument installé au milieu de la scène face au public. Elle salue, s’assoit et attaque le prélude de la Suite n° 1 en sol majeur de Bach.
Les yeux du public sont rivés sur elle, sur ses doigts qui dévoilent toute la blancheur du dedans. Un homme crie dans la salle. Immédiatement les « chut » fusent et les regards se tournent vers celui qui perturbe. La musicienne n’entend rien, elle joue, mais elle sait. Elle sait à qui appartiennent ces cris d’orage. C’est Yann.
Il ne s’est rien passé. Rien de catastrophique. Yann s’est tu et elle a continué de jouer sa suite en sol majeur. Jusqu’à la fin. Jusqu’aux applaudissements. De longs applaudissements. C’est après qu’elle est devenue étrange. La transformation, c’est après qu’elle a eu lieu, quand le théâtre s’est vidé. Presque une bête. Avec des mouvements incertains, vifs et maladroits. À se cogner aux murs, aux chaises, aux coins de tout. Je vais manger quelqu’un, a-t-elle pensé. C’est sûr, il faut que je dévore. Je veux ce gout dans ma bouche. Un gout de chair. Il me faut ça.
Elle a un peu bavé seule dans sa loge. Elle a grogné aussi. Puis le calme est revenu. Quelques tics cependant.
Manger quelqu’un, ce n’est pas la première fois qu’elle y pense. Ce n’est pas la première fois que cette envie surgit. Elle sait que c’est impossible. On ne mange pas les gens. Les faits divers, elle les connait. C’est un écœurement pour tout le monde. On est complè¬tement fou si on mange de la chair humaine. Elle en a bien conscience. Mais elle aimerait qu’il existe la possibilité de le faire. Alors elle le ferait. Elle sourit en y pensant. Elle sourit d’être différente. Ça lui va de l’être. Elle fait déjà le boulot de la musique qui n’est pas si courant, qui étonne quand elle le dit. Je suis violoncelliste. Oui, c’est mon métier. Ça épate et ça fait froncer les sourcils. La singularité fait froncer les sourcils. On ne sait pas si c’est bien ou si c’est mal. On se dit juste que ce ne doit pas être facile.
Quand le régisseur du théâtre vient lui dire qu’il va fermer, elle le regarde avec appétit puis elle détourne les yeux en rangeant ses affaires et le suit vers la sortie. Il n’y a plus de spectateurs sur le parvis, elle en est soulagée, ce soir elle n’avait pas envie de parler, d’écouter les compliments, de sourire pour faire plaisir. Son état ne lui aurait pas permis de se plier aux convenances d’usage. Parfois, elle y va. Elle va recevoir quelques flatteries. Mais très souvent, elle reste terrée dans sa loge. Ses proches le savent et l’acceptent. Elvire est un peu sauvage, disent-ils entre eux.
Dehors, l’air vivant circule. Elle avance dans cette circulation. Elle voudrait remuer l’espace. Elle fait des détours pour rentrer chez elle, traverse quelques terrasses en essayant de renverser une table ou au moins un verre sur une table. Un verre qui tombe ce n’est rien. C’est un accident. On peut s’excuser. On peut toujours s’excuser.
La nuit piétine. Il n’y a pas de cadre bousculé.
Elle prend son téléphone et appelle Yann. Pourquoi a-t-il hurlé dans la salle ? Ça ne lui a pas plu. Ça complique. Pour créer un évènement, dit-il. Tu sais bien que cette ambiance est étouffante. Tous ces regards sur toi. Ce besoin qu’ont les gens d’être en osmose avec ta musique. On ne le supporte pas tous les deux. Il faut que quelque chose d’autre se passe. Et mes cris sont sortis tout seuls. Pour toi. J’ai cherché un endroit opportun dans ta parti¬tion. Tu n’as pas trouvé qu’on était ensemble à ce moment-là ? Tu n’as pas trouvé ? Hein ? Tu n’as pas trouvé ?
Elle laisse courir le discours de Yann sans y prêter attention. Elle admet tout de lui. C’est une histoire réglée. Il peut tout faire, même n’importe quoi.
Elvire est seule dans son appartement maintenant. Elle jette ses habits par terre, comme ça d’un seul coup, comme elle en a l’habitude. Ses habits épar¬pillés. Taches de tissu sur le carrelage. Elle n’allume aucune lampe. Les lumières extérieures, celles de la rue, suffisent. Cette pénombre lui permet d’être elle-même. Plus précisément. La femme qu’elle sait qu’elle est. Dans la pénombre, elle sait.
Elle attendra Yann toute la nuit, ce qu’il reste de toute la nuit. Elle est persuadée qu’il finira par venir. Même à l’aube, elle sera là à l’attendre. Cela existe, les nuits de certitude.
Elle regarde le dessus de ses mains. Elle lit sa vie sur le dessus de ses mains. Pas à l’intérieur comme les gitanes. Non, dessus. La vie c’est dessus. Et elle répète deux mots en boucle, comme un mantra.
Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains.
À chaque syllabe, elle enfonce un clou. Cette litanie la berce, la console, de quoi elle l’ignore, on a toujours besoin d’être consolé. Un réconfort se fait sentir, elle embrasse chacune de ses mains, les lèche un peu aussi, puis elle se tait.
Ma peau est un couloir qui résonne à mort, pense-t-elle encore. Ensuite elle ne pense plus rien. Elle reste une heure ou deux à savoir qui elle est, puis elle entend des clefs tourner dans la serrure. Yann.
Il entre. N’allume pas la lumière. Ce serait enfreindre leur consentement à l’obscurité. Il se tient aux murs pour avancer. Elle l’observe tâtonner, hésiter, trébucher. Elle rit de notre inaptitude à nous diriger sans y voir.
Parfois, on se tait. Juste le sexe. La simplicité de la mécanique. Quand l’acte est terminé, on fait ralentir le cœur. On respire les effluves. On scrute notre peau, l’œil collé à l’épiderme, comme avec la Flaisch endormie. On écoute le plaisir qui se dissipe doucement, au rythme de l’avachissement. L’accalmie nous berce. On pourrait découper les secondes, on les sentirait quand même passer.
Tous les jours, les mains. Tous les jours, les rires. On ne peut plus s’en passer. J’ai sauvage maintenant. J'ai sauvage. Dans cet échange sans promesse et sans certitude, la peur se retire dans mes flancs. Tout disparait dans le fatras charnel. Je bloque le souvenir de l’exclusivité jusque dans l’irritation de mon col.
« Lorsque je sors de chez moi, je compte sur un événement qui bouleversera ma vie » …
EMMANUEL BOVE, Mes amis.
Tous les crimes doivent être de la même légèreté une fois qu'ils ont été commis. Le soulagement est le maître. Assouvir. C'est pour ça la récidive, c'est pour ça qu'on recommence. Parce que rien ne change. La seule chose qui est sûre, c'est que ce sont des secrets. A cause des autres qui jugent.
« Elle entre dans la salle de répétition , s’installe en râlant, déteste être là aujourd’hui .
Elle voudrait tous les insulter , leur arracher les doigts, les yeux, tout ce qu’il y a de plus arrachable.
Elle leur en veut d’y arriver, d’être une entité , une famille, quand elle ne fait que se dresser contre , se rebeller.
Elle est dans la plus mauvaise des humeurs » ….
Au Nord du monde, le ciel est témoin de tout. C'est pour ça qu'il rougit si souvent.
Peur qu'ils ne veulent pas, peur qu'ils me le reprennent, pour se venger, pour me faire mal, peur de moi dans ce cas-là, peur de mon état, peur d'être folle, peur de ne plus savoir qui je suis, peur de tuer ou de mourir, peur du degré de manque, peur de la fin de l'attirance, de la fin de chanter pour ne plus avoir peur, peur des yeux ressuscités de Madame Flaish, des hommes qui font souffrir pour rien.
Elle est assez jolie Andrée, mais le mal que la vie lui fait la fait ressembler à un cadavre, c'est-à-dire à ce qu'elle voudrait être mais qu'elle n'est pas encore. On voit l'épuisement sur son visage. On voit ce qu'elle a raté. Dans ses yeux, d'une teinte exceptionnelle, un ciel et une mer mélangés, on dirait que des bateaux s'échouent continuellement, on dirait un cimetière, on dirait toutes les choses tristes de la vie en même temps. Ce n'est pas facile à regarder et ce n'est pas facile d'arranger cette histoire de ne plus vouloir vivre. Ne plus vouloir vivre, quand on le sent venir, c'est déjà là, elle dit. Ça vient d'un coup. Ça te saute dessus sans prendre d'élan. Ça s'installe. Et ça reste pour un temps indéfini. Elle s'y connait Andrée. Ce n'est pas la première fois qu'elle marche dans le noir. Je lui dis de ne pas s'inquiéter, qu'elle se rétablira comme à chaque fois. Un jour ou l'autre, elle voudra vivre à nouveau.
Les compliments en général, elle n'y croit pas, ne les écoute même pas. Elle sait que les autres s'émoussent, que de dire du bien leur fait du bien, elle sait que la réalité de l'émotion est ailleurs. Dans le mutisme. Les émotions sont muettes. Et sourdes aussi.
Une simple illusion m'a paralysée, mise dans un repli et je peux constater combien l'emprise est toujours présente. Encore bien ancrée dans ma carcasse, frappant la tôle. La trouille resurgit intacte. Plus je m'éloigne de l'homme chien, plus son existence m'est insupportable. À me piquer partout dans la tête avec les aiguilles du souvenir. Elle sait se battre, la peur. Belle peur. Il faut que je trouve autre chose qu'un Monsieur Pierre pour l'anéantir. L'empreinte de la patte de l'homme chien s'est effacé momentanément avec du vin Corse et quelques ecchymoses, mais je dois être plus vigilante sur les fluctuations de ma fragilité. Les hommes ne se substituent pas les uns aux autres.