Le matin vers six heures, le zoo commence à se sortir d'un bref sommeil. Allongée sur le lit yeux grands ouverts, Purnima entend la vie qui s'agite, chaque animal, chaque membre de chaque animal s'anime lentement, un à un. Sous la moustiquaire l'humide septembre va se figer en une touffeur accablante qui ne saurait tarder.
Comment expliquer qu'il essayait aussi d'échapper à la touffeur moite des moussons, à la chaleur écrasante de l'été qui le visait de son sang et de toute énergie, faisant de lui six mois de l'année une pauvre crétaure malade, alanguie, comme droguée ; aux insectes qui pullulaient pendant les pluies ; à la crasse et à la boue des rues de Calcutta qui s'immisçaient dans ses sandales éculées et suintaient entre ses orteils ; aux treize heures par jour de coupures de courant ; au manque d'eau chronique ; aux jours de diète forcée, exacerbant les tensions qui couvaient année après année en une lente suppuration dans une famille contrainte à la promiscuité ?
« On assistait en silence à la destruction progressive de la Charu Paper, destruction dont son grand-père, son père et ses oncles se rejetaient la responsabilité. Lui, il n’avait connu que cette dégringolade, cette glissade inexorable, année après année, leurs vies devenant de plus en plus étriquées, l’amertume s’accroissant dans la famille : plus ils étaient forcés d’économiser, plus ils se méfiaient les uns des autres. » (p. 270)
Ce pays là ne ressemblait à aucun autre, ni à rien de ce qu'elle avait pu connaître ou imaginer... oui, c'était là un pays où il lui faudrait tout réapprendre.
Les garçons avaient été élevés comme des bêtes de somme à qui l'on met des œillères pour qu'elles ne voient que le chemin qui part droit devant elles ; et avaient disparu. Disparue aussi, cette pression constante qui faisait d'eux des investissements à long terme ou des polices d'assurance-vie, brûlée par les mêmes flammes qui avaient consumé leur mère. A sa place, il y avait une liberté si vaste, si obscure que c'était comme si on les avait catapultés dans l'espace. Ils n'auraient personne à leur charge, pas de gens âgés à s'inquiéter pour leur santé ou les frais que nécessitaient leurs maux divers et variés, aucune corde à leur cou ; leurs vies leur appartenaient enfin en propre, sans que quiconque puisse revendiquer un droit dessus.
Je veux te raconter en détail ce qui s'est passé, et ce qui se passe encore. Quand tu entendras d'autres voix en discuter après coup, toutes avec leurs ombres et leurs demi-vérités, leurs mensonges et leurs inventions, tu pourras relire ces pages en sachant que toi, et toi seule, connais la vérité. C'est tout ce que je peux t'offrir. Une fois que tu auras lu ça, brûle-le. En aucun cas ces fragments de lettres ou de récits ne doivent être trouvés sur toi, ni à la maison. Tu vas bientôt comprendre pourquoi.
J'ai quitté la ville pour aller travailler avec des paysans sans terre, des métayers, des ouvriers agricoles et des malheureux qui étaient l'épine dorsale de notre mouvement. Mon travail consistait à aller dans les villages et à la organiser pour la lutte armée.
C'était le seul moyen de prendre le pouvoir : un champ, un village, un district à la fois.
Des mendiants, estropiés et mutilés sous toutes formes, se matérialisèrent devant leurs yeux. De la supplique la plus simple, une main allant et venant à la bouche pour signifier la faim, à l’étalage hideux d’amputations et de bandages, et même un torse vivant dépourvu de membres, inerte sur une planche avec des roulettes – cette manifestation de la souffrance humaine extrême l’envahit d’horreur, de honte, de pitié, de gêne, de dégoût, et, par-dessus tout, du désir de protéger son fils de cet étalage de misères. Comment tous ces gens autour de lui pouvaient-ils sembler aussi aveugles et indifférents ? Ou ressentaient-ils les mêmes angoisses, au fond d’eux ? En vérité, il sentait qu’il n’était plus tout à fait indien ; en ayant construit sa vie dans le confort de l’Occident, il était devenu trop sensible, un social-démocrate couvé issu du premier monde. Il était désormais touriste dans son propre pays.
L’éternelle difficulté de la rupture entre sa propre culture et celle de son fils surgit à nouveau, mais en filigrane. Il la repoussa assez facilement, et donna au gamin la réponse à la question qu’il avait lui-même posée, en lui lisant l’extrait d’un livre du XIXe siècle, que citait son guide : « Akbar jouait au pachisi de manière régalienne : la cour était divisée en carrés rouges et blancs représentant le plateau, tandis qu’une énorme pierre posée sur quatre pieds marquait le point central. C’est ici qu’Akbar et ses courtisans s’adonnaient à ce jeu ; seize jeunes esclaves du harem, aux couleurs des joueurs, servaient de pions et se déplaçaient vers les carrés en fonction du jet du dé. On raconte que l’empereur prenait un tel plaisir à ce jeu qu’il fit construire un pachisi dans chacun de ses palais. »
Une rumeur court au sujet de leur mère, qui est morte peu de temps après leur avoir donné naissance. On dit que c’était une sorcière, et qu’elle avait des relations contre nature avec les animaux, ce qui expliquerait que les jumeaux ressemblent à des renards, avec leur gueule pointue.