Quelques questions à propos de vos lectures :
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Il y a clairement un avant et un après
Moby Dick . Avant de lire Moby Dick, j’étais convaincu qu’un roman était une chose somme toute assez simple, monolithique.
Herman Melville m’a ouvert des portes : la narration à géométrie variable, les chapitres outrancièrement techniques, les digressions, le ton tour à tour tragique et pince sans-rire.
Quel est l`auteur qui vous a donné envie d`arrêter d`écrire (par ses qualités exceptionnelles...) ?
Ils sont nombreux.
Italo Calvino et
Georges Perec , notamment. Les Latinos m’ont longtemps complexé : les
Jorge Luis Borges,
Julio Cortázar et autres
Gabriel Garcia Márquez. Plus récemment, j’ai été soufflé par certains auteurs associés à la
science-fiction, tel que
Neal Stephenson et
William Gibson.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Moby Dick, encore une fois. Il faut dire que c’était réellement une découverte. Ce bouquin n’arrivait de nulle part, ne m’avait été glissé entre les mains par aucun lecteur, aucun prof. Je l’avais trouvé dans la section désordonnée des récits de voyage, tout au fond de la bouquinerie où je travaillais. La traduction de
Jean Giono, bien sûr. Je pensais avoir affaire à un récit un peu poussiéreux, vieillot – mais le texte était vif, net. Je suis tombé sous le charme en quelques pages.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Je ne garde pas le compte, d’autant que je relis le plus souvent par fragments. Chose certaine, j’ai beaucoup relu Calvino (
Si par une nuit d`hiver un voyageur et
Le Baron perché ) et
Jacques Ferron (
La Chaise du Marechal Ferrant et
Le Salut de l Irlande ).
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
J’ai plusieurs fois essayé de lire
Blanche forcée: Récit , de
Victor-Lévy Beaulieu, sans jamais parvenir à dépasser les 3 premières pages. J’en assume, naturellement, l’entière responsabilité.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Les perles sont rarement méconnues, voilà bien le problème. La chaise du maréchal ferrant, de Jacques Ferron, me semble cependant un cas du genre. Dans ce petit roman peu connu ici, et totalement inconnu à l’étranger, Ferron dessine l’évolution de la mythologie québécoise entre les années 20 et les années 70.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Aucune réputation n’est surfaite ; c’est en somme une affaire de lecteurs, lesquels ont toujours le dernier mot. Certaines attentions médiatiques me semblent cependant exagérées – mais il s’agit d’une toute autre histoire.
Avez vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« Le roman est un réseau organisé d’obsessions » de
Roland BarthesEt en ce moment que lisez-vous ?
Je viens de terminer Zero History de William Gibson (n.d.l.r : pas encore traduit en français) et
Les larmes de saint Laurent de
Dominique Fortier, et je commence
Se distraire à en mourir de
Neil Postman.
Quelques questions des membres de Babelio à propos de vous en tant qu`auteur :
Vos deux romans se déroulent dans le même contexte historique, ils commencent d`ailleurs à la même date c`est-à-dire en 1989. était-ce une coïncidence que de retrouver cette période pour votre deuxième roman ou aviez-vous la volonté de poursuivre l`exploration de cette décennie ?
Ni coïncidence, ni préméditation : il se trouve seulement que j’ai vécu cette période et me sens donc autorisé à en parler – d’autant que, vingt ans ayant passé, nous jouissons désormais d’une vue d’ensemble sur cette époque.
Il faut par ailleurs souligner un point important : le rôle du passé est tout à fait différent dans les deux romans. Dans
Nikolski , le récit se nourrit un peu de l’actualité, mais demeure essentiellement mythologique. Il pourrait être recadré à une autre époque sans trop de difficultés.
Tarmac est, au contraire, un roman historique. Il dépend entièrement de l’époque. Le passé y éclaire le présent. J’ai souvent dit que les 11 derniers chapitres constituaient une sorte de long épilogue – mais c’est en fait plutôt le contraire : les 85 premiers chapitres forment un long prologue.
Quant à mon prochain roman, il est totalement contemporain.
Comment-vous en êtes vous pris pour recréer aussi précisément toute la culture et l`ambiance de cette décennie ? En puisant dans vos souvenirs ou en vous appuyant sur des recherches minutieuses ?
Un peu des deux. La documentation prend plus ou moins de place selon les chapitres. Tout dépend de la façon dont ma mémoire a filtré les événements. Je ne gardais aucun souvenir de la chute du mur de Berlin, par exemple, alors que la Guerre du Golfe était encore bien claire dans mon esprit. Pourtant, deux ans à peine se sont écoulés entre ces deux événements.
Autre thème commun à vos deux livres : la quête de soi, en particulier à travers le voyage. Vous même avez beaucoup voyagé. Étiez-vous à la recherche de quelque chose ?
Je fuyais plutôt un certain nombre de choses.
Tarmac propose une réflexion originale, un peu décalée sur le thème de la fin du monde. Peut-on y voir une sorte de volonté de sortir d`une pensée classique sur ce thème ?
Au contraire, je voulais sans doute revenir à une pensée classique – ou, plutôt, à diverses pensées classiques. Hollywood nous a habitué depuis plusieurs années à une vision assez unidimensionnelle de la fin du monde. Pourtant, dès lors que l’on s’intéresse un peu à ce que différentes civilisations ont pensé sur la question, on réalise à quel point l’eschatologie est un espace de pensée aussi diversifié qu’intéressant. J’ai sans doute voulu en témoigner à ma manière.
Comment vous situez-vous par rapport à la production littéraire québécoise ? En avez-vous une opinion favorable ?
Je ne suis pas un spécialiste du corpus local – je lis surtout des auteurs étrangers, exogamie oblige. Je trouve cependant qu’il se publie d’excellentes choses depuis plusieurs années, toutes générations confondues. Les jeunes auteurs démontrent souvent une excellente maîtrise des outils narratifs, des procédés. On leur a parfois reproché de mettre ces outils au service d’une sorte de grand vide – à la fois identitaire, idéologique, politique –, mais je crois que nous manquons encore de recul pour en juger.
Chose certaine, le paysage commence à changer. Les jeunes auteurs ne cherchent plus forcément un contrat chez les grandes maisons d’édition classiques. Ils se rassemblent de plus en plus autour de jeunes éditeurs, créant un nouvel écosystème, une nouvelle dynamique. Cette tendance dépasse naturellement le simple cadre contractuel : elle contribue sans doute à la solidité littéraire de cette génération, à sa cohérence, sa vitalité. Il faut sans doute y voir une sorte de manifeste.
Pouvez-vous nous en dire plus sur vos projets actuels?
Je travaille (trop lentement) à mon troisième roman. Le récit est situé à notre époque, et moins dans un lieu donné que dans une délocalisation. Et il y aura du miel.
Merci à Nicolas Dickner pour ces réponses !
Rafaële Germain
Un présent infini
Atelier 10
Nicolas DicknerNikolski
Le romancier portatif
Éditions Alto
Mylène Bouchard
L'imparfaite amitié
La Peuplade
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Jay a stationné la voiture en face de Caméra Expert. Assise au volant, elle examine la boutique, se prépare mentalement. Elle ne sait pas ce qui l'attend derrière cette porte vitrée. Les petits détaillants sont devenus si rares. Acheter chez Best Buy a fini par distendre notre vision du monde. L'habitude s'est installée des employés innombrables et blasés, des incessantes rotations de personnel, des planchers labyrinthiques. La perspective de commercer en temps réel avec un humain véritable a désormais quelque chose d'intimidant.
[NB : Best Buy est une entreprise américaine de vente de matériel électronique grand public, présente surtout aux États-Unis et au Canada. Elle est actuellement dirigée par un français].
Il apparaît plus démoralisé que de coutume - ou peut-être seulement plus lucide.
Jay se tape les soixante-douze mille marches qui la séparent de la surface en grommelant. Ses cuisses brûlent, elle a le souffle court. Elle se sent ridicule et gériatrique. Tôt ou tard, elle devra imiter Mahesh et aller suer sur un tapis roulant les mardis et jeudis midi. Arpenter l'austère géographie de la répétition. Prendre des suppléments protéiniques, de la vitamine D.
« Il ne partageait pas le Glorieux Imaginaire Routier Nord-Américain. De son point de vue, la route n’était qu’un étroit nulle-part, bordé à bâbord et à tribord par le monde réel. » (p. 45)

Il s'agit d'une sorte de terrain de camping préhistorique, où le défi consiste à reconstruire l'identité et le mode de vie des campeurs à partir des minuscules déchets qui jonchent le paysage. La tâche est délicieusement complexe, car si l'on piste aisément les sédentaires en suivant les traces de doigts graisseux dont ils maculent l'histoire, la lointaine présence des nomades doit se deviner avec trois fois rien: un hameçon en os de phoque grugé par l'acidité du sol, des traces de charbon de bois, des coquillages éparpillés parmi les galets.
L'île Stevenson a été passablement achalandée au cours des siècles. En grattant bien, on devine la trace ténue des pêcheurs de l'Archaïque maritime, des chasseurs de phoques du Dorset, des Scandinaves barbus, des Inuits du Thuléen, des baleiniers basques, des Naskapis et des naufragés français, - sans compter une poignée d'archéologues qui n'ont pas pris de douches depuis deux semaines et s'excitent au moindre éclat de silex.
« De tous temps, la paternité a constitué un concept volatil. Au contraire de la maternité, que le caractère spectaculaire de la grossesse légitime de facto, la paternité manque de tangibilité. Aucun témoin oculaire ne peut plaider la cause du géniteur, aucun accouchement ne prouve son lien avec l’enfant. Le statut de père n’a réellement touché la terre ferme qu’avec l’apparition des tests d’ADN, une consécration somme toute peu glorieuse puisque le géniteur, en recourant à ce procédé pour ainsi dire judiciaire, admet son incapacité à faire reconnaître son statut par la diplomatie traditionnelle. En brandissant les résultats d’analyse, il consolide sa paternité biologique mais sacrifie, dans la foulée, sa paternité sociale. » (p. 221)
« Peu à peu, l’ambition de perpétuer les traditions familiales s’insinua dans son esprit. Il lui semblait inconvenant que l’arrière-arrière-petite-fille d’Herménégilde Doucette consacrât sa vie à éviscérer des morues et faire des devoirs de sciences naturelles. Elle était destinée à devenir pirate, morbleu ! » (p. 61)
« Mon nom n’a pas d’importance. Tout débute au mois de septembre 1989, vers sept heures du matin. » (p. 11)
Lisa vide son deuxième litre d’eau minérale, assise en tailleur sur le seuil du garage. Elle regarde les conteneurs stationnés de l’autre côté de la rue. Assis sur le bord d’un quai de chargement, un type grille une cigarette. Lisa se demande ce qu’ils mijotent au juste dans cet entrepôt beige et dépourvu de raison sociale. Les conteneurs sont anonymes. Ils pourraient aussi bien renfermer de l’électronique, des bottes d’hiver ou du hasch que des ressortissants roumains. Comment savoir? L’opacité est la clé de voûte du capitalisme moderne.
Après avoir feuilleter quelques ouvrages d’amateur, Hope passa aux affaires sérieuses: l’Encyclopédie illustrée de la psychiatrie, un ouvrage pesant dans les huit kilos et qui répertoriait prétendument tous les désordres psychologiques [...]. En guise de vengeance, elle alla classer l’encyclopédie dans la section des livres pour enfants, entre le Chat botté et Alice au pays des merveilles. Une toute nouvelle génération de psychoses en perspectives. P. 75-76