J’ai toujours été frappé par la beauté du monde qu’il m’a été donné de contempler en mission. Beauté paradoxale puisque souvent entremêlée à la désolation de la guerre. Les montagnes de l’Hindou Kouch en toile de fond des paysages d’Afghanistan, ces vallées afghanes d’un vert presque fluorescent contrastant avec les bruns et les gris des montagnes, l’immensité des déserts du nord Niger, les oasis du massif de l’Aïr, les champs de cajou au nord de la Côte d’Ivoire, la rocaille tranchante du nord Mali, même les plaines monotones du nord de l’Irak, tout cela est magnifique. Ce sont pourtant les théâtres des pires horreurs. Impossible de ne pas se demander si la guerre, par coquetterie, ne se plairait pas à jouer dans des théâtres d’une beauté époustouflante ou si l’horreur de la guerre rend beau ce qui n’est peut-être qu’ordinaire
L’homme contemporain, toujours influencé par la philosophie des Lumières qui reste présente dans le système éducatif, se considère généralement comme le seul maître de sa destinée et même parfois comme son propre Dieu. Comment affronter la réalité de la guerre avec de telles chimères alors que la violence des combats frappe de manière aléatoire, injuste et imprévisible ? Impossible d’être le maître de sa destinée sur le terrain : le réel est le plus fort et d’autres référentiels s’imposent au risque sinon de voir voler en éclats toutes les pseudo-défenses psychologiques fondées sur un modèle faussé et des stimulants artificiels.
Éduquer, éprouver et entraîner sa lucidité face à la guerre rend possible l’acceptation du don ultime de sa vie, augmente l’épaisseur d’âme du soldat, renforce sa légitimité dans la société et par capillarité, peut souder une Nation.
Cet instant où le destin bascule est à la fois fantastique et effroyable. La vie et la mort se dévoilent soudain à nos yeux. Enfouies, cachées, rejetées, écartées par peur de la confrontation, leurs réalités éclatent brutalement au grand jour dans une forme de temps suspendu. Personne n’est à l’aise dans cette poussière de temps parfois monstrueuse où tout se joue.
« De quoi disposais-tu dans tes bagages personnels qui t’a aidé à traverser cet enfer ? » Il m’a avoué s’être accroché à une règle de vie et d’engagement qui tient en trois points et sur laquelle nous nous sommes retrouvés. Le premier suppose de régler son problème avec la mort. C’est-à-dire, ne pas être naïf et si possible l’avoir expérimentée dans un cercle proche afin de connaître une partie, même infime, de nos émotions, de nos sentiments, et de nos réactions face à elle. Le deuxième exige d’être lucide sur la dangerosité de notre métier et sur la possibilité réelle de donner ou de recevoir la mort à tout moment. Autrement dit, vivre dans l’illusion – ce qui est malheureusement souvent le cas aujourd’hui – est fatal. Le troisième, enfin, implique d’être guidé par des modèles – des mythes fondateurs pour reprendre ses mots – et par des chefs charismatiques qui donnent envie de nous dépasser.
Les engagements militaires contemporains ne sont rien comparés à la violence des batailles de l’Empire, de Verdun, de mai-juin 1940 ou d’Indochine. Mille personnes mouraient chaque jour en moyenne entre 1914 et 1918, deux mille par jour au printemps 1940. En Indochine, deux cent cinquante officiers sont morts tous les ans entre 1947 et 1954. Le faible taux de perte des opérations actuelles, la supériorité technique et technologique, le degré d’exposition de nos forces, la performance du soutien médical qui n’a jamais été aussi rapide et qui assure au soldat une prise en charge comparable à ce que l’on réalise dans le centre-ville de Paris, nous donnent une image de la guerre bien édulcorée. La réalité de la blessure ou de la mort y prend alors un autre goût : celui de l’anormalité ou de l’inacceptabilité. Mais n’est-ce pas nous qui avons perdu le sens de ce qui est acceptable ?
Quelle que soit la façon de faire la guerre, elle est atroce. La mort règne sur tous les champs de bataille. Il est vain de croire qu’on puisse l’en chasser. Nous sommes chez elle. Nous sommes sur son terrain
Soyons lucides. L’étymologie latine est instructive : lucidius signifie « brillant ». Être lucide, éclairé donc, suppose d’avoir au préalable éclairci en soi une série de vérités et de concepts. Le soldat risque de tuer et il risque de mourir en retour. C’est ce qui fait la singularité absolue de son métier. Soyons lucides et ne lui laissons pas croire que cela ne peut pas advenir. Cette lucidité le dessillera. Elle renforcera son acuité, sa capacité à percevoir la réalité du monde qui l’entoure. Si la société est lucide, le soldat le sera aussi en retour
La vie et la mort sont au bout du chemin de la guerre : la découverte que l’on y fait n’a rien à voir avec un joli paysage ou une montagne majestueuse.
Quand la philosophe Simone Weil essaye de définir le contour du courage, elle emploie ce terme : « rester lucide dans le danger et la souffrance ».