Bande annonce du film Les Rois mongols, adaptation du roman Salut mon roi mongol!, de l'auteure québécoise Nicole Bélanger
"Je l'ai serré fort, très fort. J'aurais voulu que son corps pénètre à l'intérieur du mien, l'incorporer, le prendre tout entier en moi pour qu'il n'ait plus jamais peur, plus jamais froid et qu'il ne tremble plus"
Mon père m’avait enseigné à faire très attention aux maniaques. Il disait qu’il ne fallait pas se laisser aborder par les inconnus, ne jamais accepter de bonbons des étrangers, ne pas s’approcher d’une voiture quand il y a un homme seul dedans, surtout si ses mains ne sont pas sur le volant, et d’éviter de se promener dans les coins sombres le soir. Véritablement obsédé par les maniaques, papa connaissait des histoires terribles qui étaient arrivées à des petites filles du quartier. Il nous les racontait pour que ça nous fasse peur et que ça nous serve d’exemple, mais il se rendait rarement jusqu’au bout de ses récits. C’était assez frustrant, parce qu’on ne savait jamais exactement ce qui était arrivé à la fille ni ce que le maniaque en question avait de sexuel.
— Mais il est pas Arabe, lui, il est Russe ! Cette loi, elle marche que pour les Arabes, pas pour les Russes ! A répondu l'Arabe qui prêchait toujours pour sa mosquée.
— Mais il est pas seulement Russe, notre fiancé, il est juif aussi ! A rajouté Sarah.
— Oh là, là, là, là ! Un Juif ! Vous voulez épouser un rat de juif ? Bonne chance, les gazelles !
— C'est un homme très profond, il a fait la guerre. Il a beaucoup souffert, j'ai dit.
— Montrez-moi un juif, les filles, qui ne se vante pas d'avoir souffert. Et pis d'abord, comment il s'appelle votre juif ?
— Romain, on te l'a déjà dit !
— Romain quoi ?
— Ga-ry, a soufflé Sarah en enrobant les deux syllabes d'une sensualité pleine de mystère.
À cette époque, il y a de cela quelques années, j’ignorais encore ce qu’était la souffrance. À douze ans, la pire souffrance que je connaissais, c’était le mal de genoux : parce que j’avais grandi trop vite, je m’emmêlais constamment dans mes grandes jambes en courant dans la cour de l’école, et tombais sur les genoux. Ça m’arrivait au moins une fois par semaine et ça me faisait vraiment honte, parce que je devais passer la journée entière avec les collants déchirés ; déjà que dans la famille on avait l’air plutôt pauvre, c’était rien pour arranger les choses. Mon père, lui, avait mal tous les jours, comme un mal de genoux et une blessure d’orgueil dans tout son corps, mais je ne le savais pas.
La langue de mon cousin, enfoncée dans ma bouche jusqu’à la luette, tournait maintenant comme un manège fou. Je savais que ça s’appelait un french kiss – les plus vieilles en parlaient souvent entre elles en gloussant comme des dindes –, je savais ce que c’était pour en avoir entendu parler, mais l’idée que je m’en étais faite se situait quelques crans au-dessus de cette gluante réalité. Du coup, les fourmis ont cessé d’escalader mon ventre, l’hélicoptère a survolé à nouveau la cabane, et je me suis sentie envahie, brusquement, par un sentiment d’angoisse étrange, comme on en ressent parfois à l’approche d’un grand malheur.
e sais pas qui est l’espèce de lavette qui a dit qu’on s’habitue à tout, mais moi, je dis que c’est pas vrai. Est-ce qu’on peut sincèrement s’imaginer qu’à force de recevoir des claques derrière la tête, d’entendre des gens s’engueuler et d’être constamment empêché de faire ce qu’on veut, on va réellement finir par y prendre goût ? Celui qui a avancé cette théorie-là n’avait sûrement pas dans son entourage un Gaston ou quelqu’un de la même espèce, c’est sûr ! Moi, je ne m’habituais pas. Et je ne voulais pas m’habituer non plus.
Tout cela s’est passé à une époque pas si lointaine qu’on a appelée la Révolution tranquille. C’était tellement tranquille qu’on ne s’est pas aperçus tout de suite qu’il y avait une révolution. Dans ce temps-là, la cigarette n’était pas encore cancérigène, presque tout le monde fumait et c’était très poli d’en offrir aux autres. Les gens s’invitaient entre eux pour souper même si ce n’était pas Noël. Les familles étaient plus grandes aussi, et on avait des tonnes de cousins et de cousines avec lesquels s’amuser.
Ils ne me croyaient pas. Ce n’était pas nouveau. Personne ne me croyait jamais. Même qu’à la maison on me surnommait divisé par trois. Pour dire vrai, je ne mentais pas sérieusement, j’avais simplement tendance à déformer la réalité, à en rajouter un peu. C’était pas de ma faute : il ne se passait tellement rien qu’il fallait bien que quelqu’un invente quelque chose de temps à autre.
N’importe quoi, mais quelque chose qui ébranle, qui étonne, qui donne peur. Quelque chose qui fasse que plus rien ne soit jamais comme avant.
Je mentais tellement bien qu’un peu plus et j’y croyais moi-même.