Nous considérons que notre indépendance nous permettra de développer notre propre culture, de nous développer nous-mêmes et de développer notre pays en délivrant le peuple de la misère, des souffrances, de l'ignorance.
Depuis des mois, je suis tombée au fond d’un gouffre sombre et sec et j’ai tremblé de ne pas pouvoir en sortir. Une pesanteur, amère et écœurante, m’a encombrée, envahie. J’ai eu très peur qu’elle m’engloutisse.
Et pourtant, aujourd’hui, malgré toutes les difficultés, j’ai terminé. Enfin.
Les Icamiabas sont avec moi, tout le temps. Pas physiquement, je ne les connais pas personnellement. C'est parce que je ne vais plus dans la forêt, je reste en ville. Mais elles sont avec moi dans ma tête. Elles m'accompagnent. Depuis bien longtemps, je me suis placée sous leur protection. Je les invoque quand je ne vais pas bien. Elles rient quand je danse. Je les chéris. Elles sont nos mères et nos gardiennes.
Moi qui ne suis pas de Belém, je ne connaissais pas les Icamiabas. Ce sont des filles de la "batucada" qui m'ont parlé d'elles. Ces femmes vivaient seules, sans homme, dans la forêt. C'étaient des Amérindiennes. Elles avaient passé des accords avec des hommes d'autres tribus pour qu'ils fassent l'amour ensemble. Le reste du temps, elles n'avaient pas besoin d'eux. Ils gardaient les garçons et elles, les filles. Elles les élevaient et leur apprenaient à chasser, à construire des pirogues et à choisir les fruits de la forêt. Elles étaient puissantes et respectées. C'étaient aussi des guerrières. Il parait qu'elles ont attaqué les premiers conquistadors qui se sont aventurés jusqu'à elles, au XVIe siècle.
Avant chaque répétition de "batucada", avant chaque manifestation, nous invoquons l'esprit des Icamiabas, les Amérindiennes invaincues. On se sent leurs arrière-petites-filles.
C'est impressionnant , la quantité de vestiges que l'eau peut charrier. J'avais commencé à y faire attention précisément à cette époque. Je commençais à posséder une belle collection de vieux fragments de céramique. Ils n'ont pas tous la même provenance: certains sont d'origine amérindienne, d'autres, peints en bleu et souvent ornés de motifs fleuris, ont fait le voyage depuis l'Europe avec des missionnaires portugais. Comme tous les habitants de Faro et de centaines d'autres villages amazoniens, je suis aussi le fruit de cette histoire qui fait que des fragments de poterie si différents se retrouvent mélangés au même endroit.
Dans l’atelier de Leferrand, il y a de très grandes sculptures représentant des centaures et des sphinx, des tableaux avec des femmes nues et biscornues et des tapisseries à l’effigie de licornes au drôle de regard. C’est beau mais, en même temps, ça fait un peu peur. C’est plein de piquants, d’angles aigus et d’arêtes. Même les cuisses et les ventres des femmes, pourtant lisses, paraissent avoir quelque chose de pointu, comme de la chair de poule.
Un soir, l’hiver dernier, je me suis allongée sur son canapé trop étroit et je l’ai laissée imposer ses mains au-dessus de toutes les parties de mon corps, l’une après l’autre. Elles ont glissé, souples et lentes, de ma tête jusqu’à mes pieds. J’ai eu des visions : eau, feu, bois. Il paraît que sous mes paupières, mes globes oculaires tournoyaient nerveusement. Et ce que m’a dit mon amie quand elle a eu terminé a profondément résonné en moi.
Quand des gens meurent, les langues se délient. J’ai soudain envie de lui dire « tu sais, ton père, il a agressé ma mère quand elle était petite ». Je suis à deux doigts de le faire, mais finalement je m’abstiens. Joseph dit « ah cette Éliane, quand même, quel numéro » et tout le monde s’assoit puis mange du tajine en buvant du vin. Je suis soulagée que quelque chose se passe.
C’est la première fois que ma grand-tante me demande de l’aide. Cela m’inquiète un peu : vu son caractère fier et orgueilleux, ce n’est pas un bon présage sur son état de santé. Pourtant, à la lumière tombante du début de soirée, Éliane, quoique fatiguée, a plutôt bonne mine. Je me demande quelle est la part de bluff dans tout ça.
J’ai l’impression d’être devenue sans m’en rendre compte un personnage d’un mauvais téléfilm français. À vrai dire, la réaction mélodramatique d’Éliane n’est pas étrangère à l’esprit petit-bourgeois qu’elle reproche à Suzanne. Je tente de surnager en faisant appel aux valeurs qui nous lient.