Payot - Marque Page - Noël Herpe - Ma vie avec Bernard Pivot
Aimer quelqu'un, c'est peut-être cela: faire affleurer, en lui, ce qui se dérobe à la lumière.
Ce qu'ils visitent tous, ce n'est pas un lieu où ils pourraient projeter leur futur: je n'ai fait aucun effort pour rafraîchir la peinture, qui se fissure et s'abîme de toutes parts. Ce qu'ils visitent, c'est mon appartement, encombré de mes livres, de mon histoire, des habitudes qui se sont incrustrées là au fil des ans et qui ont fini par dessiner une espèce de grotte qui me ressemble.
"Je me souviens singulièrement d'un quadragénaire, qui se prénommait Thierry comme Thierry la Fronde, l'idole de ses quinze ans. À cet âge tendre, il s'était fait moquer par ses petits camarades, au vestiaire, parce qu'il portait des collants sous son pantalon. C'est là, me disait-il, qu'il avait compris : les garçons avaient le droit de porter des collants dans les films - mais pas dans la vie. Cet écart entre la fiction et la réalité me déchirait, comme me déchiraient ces bons bourgeois que leur conjointe ne saurait voir travestis.
Pour décliner ce pathétique, j'écrivis le scénario d'un film intitulé C'est l'homme. Le protagoniste émergeait de l'armée des ombres dont j'ai parlé, il osait sortir dans la rue et cherchait même le danger. Il ne manquait pas de le rencontrer, incarné par trois garçons qui lui faisaient subir toutes les humiliations. Et qui le livraient à une foule haineuse, en le faisant passer pour un pédophile. Outre mes travelos tirés du placard, j'avais mis là-dedans beaucoup de choses. les images soulevées par le rapt d'Ilan Halimi, qui venait d'horrifier la France. Les cauchemars que m'avait valus Funny Games de Haneke. Le souvenir aussi de Panique, dont j'essayais, avec mes moyens modestes, de reproduire le chemin de croix final, au pied de l'église, avec la grande meute des bien-pensants qui s'acharne sur un homme seul.
C'était un catalogue de mon répertoire, et surtout, pourquoi ne pas le dire ? de mes fantasmes masochistes. Il s'abreuvait au calvaire que je croyais vivre à Caen. Il se gonfla des refus essuyés auprès des festivals, ce qui prolongeait l'atmosphère paranoïaque du film. J'y trouvais le moyen d'exprimer un certain nihilisme christique, qui fait de la Passion l'unique défi à jeter aux mille têtes de la bêtise humaine. Au passage, je réfléchissais sur la phobie du désir masculin qui caractérise notre époque - et qui, au delà du bouc émissaire commode qu'est le pédophile, accable les pulsions considérées comme perverses : toutes les formes de libido, en vérité, coupables de ne point rentrer dans la norme du macho domestiqué.
Quand je songe aujourd'hui au film, ce n'est pas cette dimension sulfureuse qui me semble la plus précieuse. Elle me renvoie à un théâtre que je connais bien : celui qui consiste à contredire l'ordre établi, à résister à la répartition des rôles conventionnelle - quitte à se retrouver écrasé, non sans un sombre plaisir, sous l'édifice qu'on prétendait ébranler... Ce qui me touche à présent, ce sont plutôt les premières scènes. Mon alter ego en train de déambuler vainement dans les rues parisiennes, affublé d'un déguisement qui ne trompe personne, ne sachant pas au juste ce qu'il veut. Comme s'il y avait là un mouvement qui pourrait se suffire à lui-même. Le pur rêve d'un autre."
J'expérimentais, déjà, combien l'amour est un spectacle, qu'on se donne à soi-même ou à autrui. N'importe qui, au gré du caprice et du moment, pouvait en devenir l'objet: une petite fille aperçue dans la cour, une poupée cassée, un tronc d'arbre. N'importe quel fantôme pouvait prendre un corps de paroles.
" Au lendemain de ses nuits passées sur mon canapé, il repartait vers de nouvelles chimères, petit soldat de l'impossible, jamais découragé par la malchance. Sa silhouette s'éloignait au bout de la rue. Ce rêve de roman que j'avais caressé lors de mes premiers voyages en province, il l'incarnait à sa manière. D'une manière que je n'avais pas prévue, dérisoire et grandiose. "
Vous avez vingt ans, de beaux yeux, du talent et de l'ambition, beaucoup d'atouts. Il vous reste à trouver un homme à qui vous vous soumettrez, un homme qui vous calme et vous oblige à un travail tranquille et régulier. Je vous souhaite profondément de le trouver. Rien n'est plus urgent pour vous. Tant que vous n'aurez pas reconnu cette autorité, vous frôlerez la catastrophe.
La vérité c'est que tu portes en toi, j'en ai peur, la cause de ta tristesse. Tu envies tout ce que tu n'as pas. Et on ne peut jamais tout avoir. Dans la distribution du bonheur tu as reçu ta part et plus que ta part. Mais au lieu de remercier le ciel de tes dons, tu trouves que ces dons te donnent droit à encore plus.
Vois-tu, ma bique chérie, rien ne m'aurait rendu plus heureux que ton triomphe s'il n'était dû qu'à ton talent, mais je crains que parmi la brassée d'hommages qu'on jette à tes pieds la plupart ne s'adressent plus à la femme qu'à l'artiste.
Mon amour, je rêve de tes seins qui bandent dès que je les baisotte, de tes cuisses qui se raidissent et qui m'étranglent, et de tes mains frôleuses, tes mains branleuses.