Trailer du roman "Truck Stop Dîner" de Nolween Eawy.
Maman m’a dit que ce n’était pas mon premier Noël, mais le sixième ou le septième. Je ne m’en rappelle plus. Elle dit aussi que je suis différente, parce que je viens d’ailleurs. Un monde qui n’est pas le leur. Je ne sais pas de quoi elle parle. Je me souviens seulement être sorti du ventre du loup. Un loup qui n’était pas celui de Noël. Maman n’a jamais rien voulu me dire. Elle a caché les habits rouges que je portais ce jour-là et m’interdit d’en parler à qui que ce soit. Je crois qu’elle n’est pas ma vraie maman. Mais je n’ai pas le droit de le dire, ni de le penser.
Elle allume la lumière et referme la porte. La pièce est remplie de poupées, bien alignées sur d’immenses étagères. Des poupées de cire grandeur nature, aux sourires figés sur des bouches roses et parfaites. Leurs yeux sont vides, sans âme. D’un coup, toute la pièce se met à tourner, je ne contrôle plus mes tremblements. L’une d’elles ressemble tellement à Gaby.
– Seigneur ! …
– N’aie pas peur. Les poupées vivent éternellement, la mort n’a pas de prise sur elles. Tu seras magnifique pour l’éternité.
Je tente d’ôter ces visions de mes pensées et l’entoure de mon amour, ignorant que c’est notre dernière nuit ensemble.
À mon réveil, elle n’est plus là. Je préfère ignorer ce qu’elle fait de ses journées. J’ai plus urgent à penser, je dois lui sauver la vie et empêcher ce monstre de croiser sa route.
Je décide de me rendre à la police et tout leur raconter. Je prends le risque d’être considéré comme un fou, mais je ne peux pas me résigner à laisser Vanessa mourir sans rien faire.
Je dois inventer une histoire, faire un portrait-robot de cet homme, afin qu’ils le recherchent et l’identifient. Si les flics l’interrogent, il se méfiera et se tiendra peut-être tranquille quelque temps.
— Retourne dans ton terrier de furet dégoutant avec ta marmaille. Les hyènes te ramèneront leurs restes.
— Je suis végétarienne, depuis que je me suis coincé les dents sur une carcasse de lapin.
J’entends les cloches de la messe de minuit. Quelques chants et louanges s’évaporent dans la brume hivernale. Je me demande quel petit garçon va regretter sa rencontre avec monseigneur Jean. Sûrement Joselin. Monseigneur Jean le regarde étrangement ces derniers temps. Madame Myrtel, lui offrira son unique enfant sur un plateau en échange d’une promesse au paradis. Le chemin vers le paradis est jonché d’épreuves, seule la foi vous guidera. C’est son sermon habituel pour les endormir dans la docilité.
Je me demande ce qu’en penserait le père Noël de tout cela. Si quelqu’un avait pensé à le créer. Ce crétin de Dieu a mis sept jours pour créer l’univers. Sept jours de miracles inutiles et d’erreurs sur ses créations. Pas un papa Noël pour les petits enfants à l’horizon. Juste des sorcières, des loups déguisés en angelot, des pédophiles en soutanes, des diablotins en culottes courtes.
Qu’importe, Noël a toujours eu lieu. Nous endormir sous les vapeurs d’illusions. Un monde d’Alice aux pays des merveilles, l’espace d’une nuit. Rendre les petits enfants sages et dociles toute l’année. Tu verras, si tu es sage et tu fais ce que les adultes te demandent, tu auras plein de cadeaux de toutes les couleurs. Alors, on se laisse violer, battre, humilier, punir au cachot. Le père Noël nous récompensera, c’est certain. Pas de rébellion et plein de joujoux.
Réunis à table, ils rient, s’embrassent et s’entremêlent. Un monde d’illusions et de mensonges au goût de pomme d’amour gangrénée par les vers. Leurs bavardages au coulis de fraises ne sont que sauce béchamel et fromage puant. Ils se méprisent sans se l’avouer. La rancœur les ronge. Ils s’étouffent dans une façade de bonbons acidulés. Il faut s’aimer, c’est Noël.
Maman garde un sourire dragée. Elle veut voir les entrailles de Tante Etty à la place de la dinde de Noël fourrée au miel. Cette femme à la peau meringue réussie tout ce que maman rate dans vie. Elle est son démon de minuit, son miroir aux alouettes.
Papa sait que tonton Charlie fait miauler maman comme un chat qui lape son lait chaud. Ils font des choses sales quand papa a le dos tourné. Il doit avoir des yeux dans le dos, car il n’est pas dupe. Ils se dévisagent en espérant que l’autre soit le premier à passer sous les rails d’un train de chocolat amer.
Cousine Camille pleure. Elle n’aime pas sa robe en pâte d’amande. Ses caprices et espiègleries ont raison de la patience de sa mère. Tante Agathe se met à hurler en crachant à tout va des morceaux de gâteau à la cerise.
Je roule aussi vite que cette voiture de luxe me le permet. J’ignore la signalisation et même les passants. Qu’ils viennent d’en haut ou d’en bas n’a plus d’importance. Monstres, humains… qu’importe. Un coup de volant m’amène sur le trottoir. Je les renverse comme des quilles dans un immense jeu de bowling.
Du sang dégouline de mes oreilles. Cette musique infernale a dû exploser mes tympans.
Je ne survivrai sans doute pas à cette journée. Mais loin de m’inquiéter, cette idée m’amuse, j’ai enfin compris mon rôle, je dois en anéantir le maximum. Je ris à en perdre haleine, libéré de cette pression qui m’a fait exister trop longtemps dans la peau d’un autre.