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Citation de Kichigai


Voici un livre dur, déplaisant, parfois irritant, mais inoubliable. Un livre imparfait, mais un grand livre. Les critiques américains pensent que ce roman de Norman Mailer est le meilleur qui ait été écrit sur la seconde grande guerre mondiale. On a parlé, à propos de Les Nus et les Morts, de Guerre et Paix, du Verdun de Jules Romains. C’est dire que l’ouvrage est important. Que les propos des personnages de Mailer fussent brutaux, obscènes, était inévitable. Les soldats américains de cette guerre parlaient un langage qui ressemblait à celui des soldats français de Week-end à Zuydcoote. Tout au plus peut-on dire que Norman Mailer s’est complu à retenir le pire. Mais le parti pris est un droit de Vartiste. Quand le roman fut publié en Angleterre, quelques ligues vertueuses s’émurent et demandèrent l’interdiction. L’attorney general refusa. L’intention de corrompre était évidemment absente et la qualité de l’œuvre justifiait le ton.
L’auteur n’a que vingt-sept ans, étant né en 1923.. Il vécut toute son enfance à Brooklyn, ce faubourg de New York qui est à la fois Belleville, Ménilmontant et la partie le plus internationale du Marais. Un Brooklyn boy, ces mots évoquent des idées de force populaire, d’indépendance, parfois de révolte. Passer de Brooklyn à Harvard, comme le fit celui-ci, c’est passer directement de la rue des Francs-Bourgeois à l’Ecole normale supérieure. Norman Mailer était entré dans la grande université voisine de Boston pour y préparer un diplôme d’ingénieur aéronautique. En fait il y fit peu de sciences et beaucoup d’amis. A dix-huit ans, il obtint le prix annuel du magazine Story, pour la meilleure nouvelle écrite par un étudiant. De cette période de sa vie lui restent plusieurs romans inédits et qui peut-être le resteront, sur la vie juive à Brooklyn.
En 1944, il fut mobilisé. D’un jeune intellectuel arrogant, trop sûr de lui-même, l’armée fit un G. I., simple soldat dans un peloton de douze hommes. Ce fut un choc, et une révélation. Très vite il éprouva le désir d’écrire un roman de guerre. Envoyé aux Philippines, il fut téléphoniste de batterie, interprète de photographies aériennes, mais ces postes à l’arrière ne lui permettaient pas d’observer l’homme au combat. Il demanda à partir comme volontaire pour la campagne de Luzon et fut transféré à une Intelligence and Reconnaissance Unit. Là il était au premier rang d’orchestre. Il vit beaucoup et bien. Chaque semaine, il écrivait à sa femme cinq ou six lettres ; c’était sa manière de prendre des notes. De 1946 à 1947, d’après ces notes, il rédigea un roman. Celui-ci parut en 1948 et tint longtemps la tête de la liste, des best-sellers, obtenant à la fois un grand succès de public et l’admiration des techniciens.
Norman Mailer a vécu quelques mois à Paris avec sa femme, suivant des cours à la Sorbonne et jouissant de l’admirable liberté parisienne : « C’est merveilleux, écrit-il. A Paris, vous pouvez déposer votre fardeau et contempler le ciel gris. Ici, à New York, l’homme est dans une arène romaine. Il tourne en rond, comme un rat, ou comme un personnage des cauchemars de Kafka… » Lors de l’élection présidentielle, Norman Mailer fit campagne pour Wallace et prononça plusieurs discours. Ses opinions politiques transparaissent dans son roman, mais elles n’en sont nullement le thème et les personnages n’en sont pas déformés. Il se défend d’avoir voulu qu’un « message » fût transmis par son livre. Celui-ci inspire l’horreur de la guerre, parce qu’il est impossible de parler de la guerre avec vérité sans en montrer l’horreur, la futilité et la vanité. Norman Mailer peint une guerre sans dignité parce que la guerre moderne est sans dignité.
Le sujet est simple. Un peloton de reconnaissance débarque dans une île du Pacifique, Anopopéi, avec un corps de six mille hommes, sous les ordres du général Cummings. Les Japonais défendent l’île et y ont construit une ligne fortifiée. L’invasion, la longue bataille, les pensées des hommes et des officiers, les destins individuels, voilà le roman. La construction est très adroite, avec une apparente négligence. Avant tout il faut animer le peloton, homme par homme, et rendre le lecteur familier avec chacun des héros. C’est très bien fait, car assez vite nous connaissons le sergent Croft et ses hommes. Pour chacun d’eux, un court chapitre rappelle le passé civil, un passé monotone : querelles des parents, premières expériences sexuelles, mariage, métier. De temps à autre, le chœur des soldats interrompt le récit par une lamentation collective.
En même temps, l’auteur anime les personnages de l’échelon supérieur : le général Cummings (excellent portrait d’un arriviste intelligent, cynique et cruel) ; le major Dalleson (officier d’état-major médiocre) ; le lieutenant Hearn, personnage stendhalien qui cherche à mater le général et qui finira par être tué, victime de la haine de Cummings et de celle du sergent Croft. Car à l’intérieur de la guerre contre les Japonais, une autre guerre se poursuit entre combattants de la même armée. Des soldats antisémites rendent la vie très dure à un soldat juif, Goldstein, qui est affreusement malheureux parce qu’ïl se sent constamment trahi et qui pourtant continue à espérer l’amitié, parce qu’il est affectueux et sans défense.
Tous les sentiments ne sont pas mauvais, loin de là. L’homme de Norman Mailer n est ni ange ni bête. > Il existe une belle solidarité des hommes du peloton, en partie par authentique pitié, en partie par attachement à leur unité, par esprit de corps. Les soldats respectent un officier courageux, qui sait son métier, tout en le craignant et en guettant ses défaillances. Ils ont le sentiment confus de défendre un idéal démocratique. Mais les éclaircies de grandeur sont fugitives. Le fond de ces cœurs est amer. Et comment ne le serait-il pas ? Ils sont là « comme ça », dans une jungle infestée de serpents et de moustiques ; ils savent que beaucoup d’entre eux mourront pour s’emparer de cette île inhumaine, où nul ne peut souhaiter vivre ; ils sentent confusément que l’avancement du général Cummings est le principal objectif de leur campagne et qu’ils seront sacrifiés à cette ambition étoilée ; en outre, presque tous pensent qu’au-delà des mers leurs femmes les trompent parce qu’ils ont vu avec quelle facilité eux-mêmes, au cours de leurs voyages, ont séduit les femmes des autres. Tout cela fait un monde absurde, sinistre et odieux.
Le point culminant du livre, c’est l’odyssée d’un petit groupe d’hommes envoyé par canot, avec le lieutenant Hearn, pour tourner les lignes japonaises et explorer leurs arrières. Cette patrouille se trouve soudain dans un pays fantastique. Soleil brûlant, herbes géantes qui recouvrent entièrement un homme, et au loin le mont Anaka, pic bleu lavande qui domine l’île. La patrouille se heurte aux Japonais qui gardent le col. Que peut faire une poignée d’hommes ? Rien. Mais des jeux complexes de haine et de prestige décident des mouvements de la troupe. Le lieutenant Hearn ne veut pas capituler devant le général ; le sergent Croft veut se débarrasser du lieutenant. On ne fait pas la guerre ; on sauve la face. Pour ces vanités à vif, des hommes mourront en d’atroces souffrances. Tout cet épisode est admirable et poignant.
Puis, soudain, la campagne sera victorieuse et l’île conquise, un jour où, le général Cummings étant absent, le major Dalleson a donné un ordre déraisonnable. Une initiative stupide amène la rupture des lignes. Les Japonais renoncent au combat. Le général revient à temps pour faire le rapport ; il aura, aux yeux du G. Q. G., le bénéfice de la victoire. La patrouille mortelle a été inutile. Les opérations de nettoyage se poursuivent. Mais le générai Cummings a peine à se remettre du choc qu’a été pour lui l’échec de sa stratégie et le succès immérité du major Dalleson. "Il sait, lui, que la victoire d’Anopopéi est due au hasard ; il sait aussi qu’il a tué le lieutenant Hearn en lui assignant cette mission sans espoir, mais il oublie vite cette mort. Déjà il imagine de futures occasions de se distinguer, mais « avec tous ses ennemis au G. Q. G. il n’avait pas beaucoup de chances de décrocher une autre étoile avant les Philippines, auquel cas tout espoir serait perdu d’obtenir le commandement d’une armée avant la fin de la guerre… »
« Un cauchemar réaliste », ont dit certains critiques américains.
« Non », a répondu l’auteur. « Un symbole. »
Un symbole, c’est-à-dire des images employées comme signes d’une idée. Et de quelle idée ? Le conflit entre la bête humaine, dont le premier mouvement reste de tuer, et la petite lumière de charité, d’affection qui de temps à autre brille faiblement dans ces cœurs sombres ? Ou le contraste entre ces pauvres morts en uniforme et les ambitions affreusement nues auxquelles ils ont été immolés ? L’auteur ne le dit pas et il a raison de ne pas le dire. Encore une fois, un roman n’est pas un message. Mais je crois, tous comptes faits, que l’émotion inspirée par le livre est saine. Mars ou la Guerre jugée était un titre d’Alain. Voici la guerre jugée – et condamnée.

André MAUROIS, de l’Académie française.
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