L'effort surhumain que représentait le désir de donner le jour à un enfant dans un monde où tous se savaient condamnés était probablement pure folie. Mais la vie est une ombre, elle laisse vivre et mourir jusqu'à ce que son spectre ou son délire apparaisse.
Qui lit Joyce? Tout le monde ose parler de Joyce, écrire comme Joyce, sans savoir comment diable écrivait Joyce. Quel est donc cet écrivain qui ose fustiger le lecteur à coup de centaines de phrases incompréhensibles. Au contraire, Franz Kafka est un auteur honnête et, avant même que le lecteur ne renonce à la lecture de ses romans, et dans le cas où cela devait arriver, il a la délicatesse de les laisser inachevés. Ce sont deux façons opposées de traiter le lecteur. Joyce le déteste. Kafka s'apitoie sur son existence.
Ils moururent comme on les avait autorisés à vivre. Le mensonge à la bouche et la vérité inconfortable réduite à néant.
J'apprends à lire, convaincue qu'en lisant je résoudrai la grande énigme et, quand j'ai appris à lire, j'étais déjà sûre qu'au cours de ma vie, je ne ferais que lire et lire encore, toute la journée et que je prendrais la lecture comme moyen de survie.
La stratégie de l'ennemi consistait à terroriser la population par des bombardements qui d'occasionnels devenaient systématiques, faisant sur leur passage des milliers de morts et de blessés. Les écoles, les hôpitaux, les usines étaient les cibles préférées des avions ennemis. Les bâtiments s'écroulaient dans un effrayant fracas de cris, de sang et de fumée. Peur et ruines. Barcelone fut surnommée « la ville des bombes ».
N'importe quelle personne d'apparence normale et de comportement honnête pouvait devenir en quelques minutes un criminel. Valentina lui avoua que les fusillades étaient quotidiennes, qu'on tirait pour un rien. Sans jugement préalable. Parce que. Pour se sentir important.
Durant les brefs moments où il recouvrait une once de la conscience nichée dans le plus infime recoin de sa pensée, il ne maudissait pas la malchance qui le frappait. Il préférait jouer à se rappeler des mots et à les enfermer dans de petites boîtes imaginaires qu’il archivait suivant un certain ordre que d’autres auraient appelé mémoire, mais que lui considérait comme un réconfort, un passe-temps, un réflexe de bon sens. Il pensait qu’en faisant vivre et perdurer le langage il parviendrait à allonger sa propre vie. Il trouvait une certaine consolation dans l’évocation de la voix des grands écrivains. De ce jour, son mot d’ordre pour survivre fut de se souvenir pour ne pas mourir.
(p.32-33)
Si l’on ne dit plus « je t’aime » aujourd’hui, c’est par peur. C’était pareil en ce temps-là. Les gens ne disaient pas « je t’aime » par peur de tuer l’amour. La mort et l’amour étaient néanmoins inévitables. La pensée, ambitieuse. Les hommes et les femmes s’interrogeaient continuellement à propos de leur liberté. Ils prenaient des risques fous et délibérés pour rappeler qu’ils existaient et que l’histoire illustrerait leurs conflits, leurs conquêtes et leurs catastrophes.
(p.7)
Si, au lieu de nous combattre les uns les autres, nous consacrions notre temps à lire, nous serions tous plus heureux et nous nous comprendrions mieux.
(p. 152-153)
L'Ami éternel
MAINTENANT on ne trouve plus aucun mérite à ce que tout écrivain qui se respecte se mette en quête er capture l'ami qui s'occupera de l'immortaliser. D'un autre côté, il suffit de le chercher pour ne pas le trouver. Kafka disait de lui-même qu'il méprisait la célébrité et il est tombé, sans le savoir, sur l'ami le mieux armé pour la lui offrir: son très cher ami Brod. Max Brod raconte qu'il a vécu torturé pour avoir passé sa vie à porter au pinacle l'écrivain qui désirait le moins être porté au pinacle. Moi, je ne les crois pas. Ni lui ni Kafka. (p. 52)