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Citation de Ali022


L’ODEUR
Tout ce qui est mauvais arrive en hiver. R. eut un accident en hiver. Dans les lacets blancs des montagnes, il avait dérapé et embouti un camion. Sa tête avait heurté le volant, il s’était cassé le nez. Le long museau plaqué nickel de la voiture lui avait sauvé la vie. Un de ces accidents dont on dit que « ça va, il n’y a rien ».
Et pourtant, il y avait quelque chose ! Son nez s’était correctement rétabli, l’on ne voyait plus trace des points de suture. Mais depuis, R. percevait un odeur étrange. Il disait qu’elle lui arrivait incidemment, par vagues, avec une intensité variable. Là où il la sentait plus particulièrement, c’était en descendant vers l’étang. Des orties y poussaient autour d’un frêne. Aussi R. s’attardait-il à humer les feuilles des orties et l’écorce de l’arbre, mais ne trouvait rien de particulier. Il pensa que c’était l’eau qui dégageait cette senteur ni désagréable ni déplaisante, un peu suave et un peu amère. Mais ce n’était pas l’eau non plus. Une fois, il en retrouva l’odeur dans un verre de cognac. Ensuite dans son café et sur son pull qui était resté longtemps dans l’armoire avec les vêtements d’hiver. Finalement, il découvrit qu’elle n’était pas une caractéristique des choses, qu’aucun objet n’en était la source. En réalité cette odeur n’avait pas d’origine, elle s’accrochait juste un moment à un objet, une fois, par hasard, et c’était pour cela qu’il était difficile de lui donner un nom.
- Elle ne ressemble à rien, disait R. avant d’avoir l’impression que c’était l’inverse, qu’elle était dans toutes les autres odeurs, et que son nez cassé, ses cellules nasales abîmées l’y avaient sensibilisé.
Son odorat l’avait découvert pour s’en souvenir à jamais. Il était pénible de ne pas savoir nommer ce que l’on sentait et qui, dans l’instant, attirait immédiatement l’attention. C’était une torture que de ne pouvoir trouver de place pour cette expérience dans la hiérarchie des autres, de ne pas la comprendre, de ne pas pouvoir l’expliquer. Certains insectes, dont la trace persistait sur les myrtilles, émettaient un tel relent. C’était l’odeur de la lame du couteau qui coupe une tomate. L’odeur de l’essence mêlée à celle d’un fromage trop fait. Celle de mon vieux parfum dans un sac à main passé de mode, de la limaille de fer, de la mine d’un crayon, d’un nouveau CD, de la surface d’une vitre, du cacao renversé.
Voilà pourquoi je voyais souvent R. s’arrêter au milieu d’une activité pour humer quelque chose. Son visage exprimait la concentration. R. sentait ses mains, ou soudain, en pleine conversation, il se mettait à flairer un bouton arraché. Ou encore, il écrasait entre ses doigts des feuilles d’absinthe et il lui semblait avoir trouvé. Mais jamais ce n’était ce qu’il cherchait !
Tous les deux, nous devinions que c’était l’odeur de la mort. R. l’avait sentie au moment où sa voiture heurtait le camion, durant un instant incroyablement bref où tout pouvait arriver de façon définitive, un instant au potentiel immense, une fraction de seconde investie de tous les temps possibles, tel un gramme de matière sur le point de devenir une bombe atomique. Ce que l’on sent alors, c’est la mort.
R. s’inquiétait de devoir désormais la sentir toujours. Jamais plus il n’allait emprunter les routes tortueuses et enneigées entre Walbrzych et Jedlina en toute innocence. Jamais il ne traverserait avec désinvolture, en courant, le croisement devant la gare, et même, il ne se servirait plus à un de mes plats à base de champignons sans réflexion. Il savait et moi je savais qu’il savait.
p.137-138
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