Et si nous vivions aujourd'hui dans un territoire occupé, pris au piège de nos écrans ? C'est ce qu'affirme l'écrivain et éditeur Olivier Frébourg. "Un si beau siècle" (Éditions des Équateurs) est un pamphlet contre le totalitarisme des écrans, qui oppose le temps de la poésie, la beauté et la lenteur pour sortir de l'accélération du temps et de l'enfer des écrans.
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Je tiens Le Crabe-tambour de Pierre Schoendoerffer pour l'un des meilleurs romans maritimes. Seul, je repasse souvent le film qu'il en a tiré, avec Rochefort, Perrin et Dufilho. Surtout la scène du début, l'appareillage de l'escorteur dans une aube grise, de Lorient. Un enseigne de vaisseau donne les ordres sur l'aileron de passerelle. Il suit une route dangereuse entre les coffres flottants. D'un coup, le pacha intervient : "Je prends." Il récupère la manoeuvre, corrige la position de barre. "Merci, commandant", dit le jeune midship pour l'avoir sauvé d'une collision certaine. La réponse est d'un autre siècle : "Un officier n'a jamais à dire merci, ni à s'excuser devant un supérieur. Jamais! C'est un de nos privilèges."
J'aime Le crabe-tambour pour ses dialogues, ses conversations au carré quand le navire roule, son cérémonial militaire. Je ne peux monter à bord d'un bateau de la Royale sans y penser. Janséniste de la mer, Schoendoerffer a fixé les rites religieux de la navigation. Il y a du moine trappiste chez cet homme, marqué par Dieu, la fidélité. Son roman est culte dans la marine.
Je regrette le temps où l'on arrivait au Portugal par bateau. J'ai passé des heures devant un cargo grec, au coeur de la ville, à côté de la place du Commerce. Les vieux bateaux accostent les toits d'Alfama et de Lapa. Tout est maritime à Lisbonne. De la tour de Belém, "la loge du portier de l'Europe dont Lisbonne était l'antichambre", à la banque Ultramarine des Açores, aux boutiques d'accastillage de la rue de Sao Paulo. De l'azulejo bleu et blanc représentant frégates et caravelles à des écrivains qui sont les argonautes de notre littérature. De ses librairies contant des aventures de flibuste à ses cafés pareils à des embarcadères.
Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Mais je porte en moi tous les rêves du monde.
Je me récite ce vers de Pessoa, en pensant comme lui prendre la route de Sintra à bord d'une Chevrolet noire. Pessoa, Ulysse resté à quai en faisant voguer ses hétéronymes sur toutes les mers du monde.
J'ai appris que le premier devoir du marin est de maîtriser ses émotions. Cela sert aussi à ça un uniforme.
Une propriété en bord de mer, c'est un rêve de Terrien, pas de marin.
Nous étions au mois de septembre. Un an plus tôt, le jour de mon anniversaire, j'avais reçu une lettre d'avocat me demandant le divorce "pour les raisons que vous savez". Non, je ne savais pas les raisons puisqu'elle était partie, sans préavis d'un coup, à la fin de l'été. Elle avait renversé notre monde comme un plateau d'échecs dans le fracas de toutes les pièces maîtresses et des pions.
Il n'y a pas si longtemps les hommes labouraient les champs, juste derrière chez nous, avec des charrues : le soc traçait les sillons. Nous, nous avançons sur le macadam, aggripés à nos poussettes. Ce sont nos sillons de laboureurs urbains.
Un poème ressemble à une tige de bambou, à une aquarelle de Za Wou-Ki. Il permet d'avancer sur les chemins et sert d'arme d combat. Il donne à celui qui le tient une énergie de fer. Sa surface est polie par le temps.Il a des attaches régulières qui évoquent des anneaux d'or.Une tige de bambou invite à méditer sur l'infini, à se concentrer sur soi et la nature environnante. C'est un exercice spirituel et physique à lui tout seul, un voyage. Il caresse, lave les affronts, remet droit.
En mer, nous avons l'infini devant nous et nos cartes de navigation nous servent de cadre. Dans la peinture, nous avons un cadre dans lequel nous devons trouver l'infini.
De Lisbonne, je devais glisser vers Buenos Aires, donner à la saudade une cambrure argentine. Ma vie n’est plus que tango et fado. Le Portugal et l’Argentine se confondent dans la même utopie, dans le même vacillement du monde, des corps et des êtres. Ligne de l’exil des Sudistes fuyant une Europe trop nordique. Si je voyage à bord d’un cargo, descendant le Tage, au point du soleil couchant, qui disparaît derrière Cabo da Roca, je sais que nous naviguons cap au 180 : Açores, Cap-Vert avant la mer libre qui nous emmène aux embouchures du Río de la Plata.