Prix du premier roman 2013, Olivier Lebé raconte la genèse de son livre .
Olivier Lebé est né en 1963. Il a été notamment directeur artistique d?une galerie d?art contemporain et a composé des bandes originales de longs-métrages. Sa fascination pour l?Asie l'a régulièrement mené à Hong Kong. Sa passion pour cette ville lui a donné envie d'écrire son premier roman Repulse Bay (éd. La Grande Ourse) qui a obtenu le Prix du premier roman 2013. Olivier Lebé raconte la genèse de son roman.
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–Pourquoi l’amour ne suffit pas ? me demande Celia.
Parce que c’est un propriétaire jaloux, un tyran aveugle, a big monster boss. Ma fille! J’ai quelqu’un à moi. J’ai écrit d’avance toute l’histoire de a jusqu’à z., avant a et après z ; je sais la filiation, les ressemblances, la cousine Berthe, la tante Palmyre ; je sais tous les âges de sa vie, la légende de l’origine, le roman de l’avenir. Je la conjugue à tous les temps. Je relie les fils, je détermine, je devance, je conseille, je scrute, je ne lui laisse aucun répit . Elle porte un jean ? Je connais ce jean, je sais tout sur ce jean, ce jean est un attribut de l’identité que je lui accorde. Ses premières chaussettes, ses premiers pas, ses premiers bas, tout est à moi. Cette fierté d’éleveur, voilà l’amour.
Aujourd’hui, on dit qu’elle est
« borderline », état limite, entre les vivants et les morts, une petite case où l’on place ceux, principalement celles, qui manifestent un sentiment de vide, des comportements autodestructeurs, des tendances suicidaires. On peut aussi appeler cela l’adolescence ou la condition humaine. Autant convenir que l’existence est une maladie. Cinquante pour cent de la population mondiale est amenée à souffrir d’un désordre mental, sous forme de troubles anxieux ou dépressifs, d’addiction à des drogues ou à l’alcool. L’autre moitié ne m’inspire pas confiance.
Avoir des parents, cela n’empêche pas le désarroi et la solitude, mais c’est un parapet au bord du vide.

Je la vois, assise sur le sable. Je n’ai aucun doute : elle est là pour moi. Je vais vers elle comme si je suivais des instructions depuis longtemps mémorisées.
D’un geste économe, elle m’invite à prendre place à côté d’elle face à la mer. Elle a les jambes nues, pliées, serrées l’une contre l’autre, les pieds joints posés sur le sable, les mains croisées sur les genoux. Elle se tient droite, regarde devant elle, la mer, le ciel. Les tendons de son cou sont saillants, comme un défi. Ses cheveux noirs tombent sur ses épaules, encadrant son visage dissimulé par des lunettes de soleil et un grand chapeau. Elle me remercie d’avoir trouvé son poudrier. Elle insiste sur le mot « trouvé ». Elle me demande si je me suis déjà senti sous le coup d’une malédiction. Tout d’abord, je ne suis pas sûr d’avoir compris, tant son sourire et sa décontraction tranchent avec ses paroles. Je réponds que les pires malédictions sont celles qu’on prononce contre soi-même, en pensant que j’aurais mieux fait de me taire. Elle s’appelle Beverly Carter.
– Vous travaillez à Hong Kong ?
– Parfois, répond-elle.
– Quelle est votre spécialité ?
– Je suis ma propre spécialité.
Je la félicite de ce choix essentiel.
À présent, entre nous, la tonalité est définie sans repentir possible. Nous restons encore un peu sur la plage à caresser avec précaution la forme de notre rencontre.
Le passé est par nature tragique, si l’on n’y croit. Mais qu’en sait-on vraiment ? On se fait des idées, elles enflent, grossissent, et l’on devient lourd et lent, à la traîne du monde en expansion, éloignant indéfiniment les causes des conséquences. La vie sera toujours plus un poème qu’un roman.
Dans ce bruit constant qui équivaut au silence, les grandes villes côtières attendent leur dilution finale dans l’océan originel. Leurs habitants se tiennent prêts, étroitement rapprochés, usant le temps avant le surf ultime. Tout le monde sait, tout le monde sait depuis toujours. La nature n’est pas un spectacle de bonté.
L'itinérance contre la folie des maisons.
Expulsée par les forces conjointes de la mère et du corps médical, Romy est là, ensanglantée. D'un cri, son premier, elle liquide l'adolescent que j'entendais rester éternellement et me replace dans le cycle implacable des générations. Le monde recommence avec elle. Je suis le père de Romy pour toujours. Je considère sa naissance comme le seul acte véritablement héroïque de mon existence et je n'ai pourtant rien fait que d'être là. Je la baigne pour la première fois, une infirmière me montre les gestes. Elle se laisse faire, elle sourit, ses yeux plantés dans les miens. Le bonheur et la culpabilité d'avoir donné la vie sont indiscernables. Avant elle, je m'arrangeais avec les images d'enfants en train de crever en Afrique ou ailleurs. Avant elle, je n'étais pas fini.
Avoir des parents, cela n'empêche pas le désarroi et la solitude, mais c'est un parapet au bord du vide
J’avais envie de vivre en Asie depuis longtemps. Cette envie avait fini par occuper un espace considérable, continuant son expansion à mon insu, selon ses propres principes. Les conditions de mon départ et de mon installation furent un jour remplies sans que je puisse dire comment un agencement si particulier d’événements hasardeux avait pu se produire. Comme une rivière souterraine finit par déboucher à l’air libre, la vision floue d’une autre existence avait trouvé son chemin et fait s’effondrer mon ancienne vie. Il est tentant de dire : c’est ce que j’ai voulu.