Olivier Remaud, philosophe et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, continue de nous inviter à porter notre attention sur des éléments naturels à première vue « inanimés ». Après avoir exploré la figure de l'iceberg dans son précédent ouvrage, il s'intéresse ici aux cailloux, aux roches et aux montagnes. Son enquête entremêle poétiquement une connaissance fine de la géologie à des réflexions philosophiques et sensibles, à la fois personnelles et de portée générale. Il met ainsi au jour les fractures intimes qui traversent la discipline depuis son origine : alors même que cette science en plein essor depuis deux siècles révèle la dimension historique des montagnes elles surgissent, croissent puis disparaissent et leurs liens inextricables avec le règne du vivant si bien que la limite entre animé et inanimé devient extrêmement floue , nous ne voyons bien souvent que des masses inertes de ressources tout juste bonnes à fouiller, à défoncer, à creuser et à exploiter.
Plus d'informations sur son livre, **
Quand les montagnes dansent**, paru dans la collection « Mondes sauvages » : https://www.actes-sud.fr/catalogue/nature-et-environnement/
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Fuir ou ne pas fuir ?
Sur les grands chemins, on rencontre deux types de voyageurs. Il y a d'abord ceux qui fuient la société. Ils plient bagage pour échapper au chômage, à la violence, à la tristesse. Ils arpentent le globe afin d'oublier une situation sans avenir. Ils filent parce qu'ils ont le sentiment de ne pas être à leur place là où ils sont. Ils savent bien que la fuite ne résout pas les difficultés. (...)
Et puis, il y a les autres voyageurs. Leur esprit est plus aventurier. (...) Ils veulent tout connaître et que rien ne soit connu. Ils se contredisent parce qu'ils sont insatiables. (p. 15)
McCandless et Ruess optent pour la nature. Ils fuient des milieux sociaux qui les obligent à fréquenter des gens dont les attentes sont trop différentes des leurs. Ils ne sont donc pas isolés, mais ils se sentent seuls. Personne autour d'eux ne leur ressemble. Ils souffrent d'une solitude "étroitement sociale" . Cette solitude-là "apparaît quand un être vit dans un lieu ou une position qui ne lui permettent pas de rencontrer des êtres du type dont il sent qu'il a besoin" [cf. Norbert Elias ] (p. 19)
Comprenons : la solitude n'est peut-être pas toujours aimable; mais on aime être seul. Car il est une solitude que l'individu supporte sans peine. C'est la solitude du pas de côté. Elle combine le désengagement et l'engagement, le retrait et la participation, la quiétude et l'inquiétude. (...)Elle assouvit le désir de fuir vers les marges, dans la nature ou ailleurs. Jusqu'au moment où elle rappelle la nécessité de revenir au centre. Quand on fait un pas de côté, on rejoint un poste d'observation qui n'est jamais très éloigné de la société. (...)
Le pas de côté est une sorte de danse indienne autour du foyer qui énonce les normes communes. Il s'agit d'en extraire l'esprit de liberté. (p. 216)
Dans la solitude volontaire, chacun libère sa capacité de dépaysement, devient "sincère" en vivant chez lui comme un "voyageur" et ne tient aucune de ses habitudes pour acquise. (...)
Au contraire, le solitaire accepte d'être désorienté, de voir sous un jour différent le pays qui lui était familier. Des points de vue inédits se forment. Sa pensée est stimulée : " C'est un événement important quand un homme , qui a toujours vécu sur le versant est d'une montagne et a toujours eu le regard tourné vers l'ouest, en fait le tour pour regarder à l'est". Le vrai voyageur regarde les mêmes choses sous des angles variés, avec un oeil neuf. [cf. H.D. Thoreau, Sept jours sur le fleuve. ] (p. 134)
Se pourrait-il que la solitude volontaire soit une modalité de la vie en société ?
Le destin du pays ne dépend pas de votre façon de voter : le pire des hommes est aussi bon à ce jeu que le meilleur d'entre eux. Il ne dépend pas du type de bulletin que vous déposez dans l'urne une fois par an, mais du type d'homme que vous déposez depuis votre chambre jusque dans la rue, chaque matin. -
[ Henry David Thoreau , De l'esclavage. ]
Albert Camus faisait de Chamfort le "moraliste de la révolte". Dans ses - Maximes-, ce dernier observe avec une minutie impitoyable les moeurs de son époque. A l'aube de la Révolution française, il tente également de conjuguer son appétit de solitude et son besoin de société. (p. 68)
Nan Shepherd note que la musique des torrents des ruisseaux et des rivières est aussi essentiel à la montagne "que le pollen aux fleurs. On l’entend sans l'écouter, comme on respire sans y penser. Mais à l'écoute, le bruit se désintègre en de nombreuses notes différentes - la lente claque du Loch, le trille aiguë du ruisselet, le rugissement de la cascade. Sur une petite portion d'un cours d'eau, l'oreille peut distinguer simultanément une douzaine de notes différentes"
Une fois la justice réalisée, Robin des Bois se réconcilie avec le roi. Lui et ses acolytes sortent triomphalement de la forêt. Ils lèvent les masques. Ils ont fini par gagner la bataille de l'intégrité morale, après avoir établi que seules des lois rédigées et appliquées avec honnêteté étaient susceptibles d'organiser le pays. Le "hors-la-loi "est au bout du compte plus fidèle à l'esprit démocratique des lois que n'importe quel autre citoyen. (p. 181)
Contrairement à ce que nous pensons, nous ne sommes jamais seuls. Ne pas être vu, ni entendu, ne senti, cet effacement-là est impossible. Vivre, c’est toujours être repéré. Il reste sans doute beaucoup à faire pour apercevoir, sans les gêner, les êtres qui nous observent, de jour comme de nuit. Nous ne savons pas nous rendre discrets. Nous brandissons trop de miroirs entre nous et la nature. Le plus souvent, nous ne prêtons attention qu’à nos semblables. Tantôt on les célèbre, tantôt on les stigmatise. Puis on s’enfuit.
Là réside l’illusion : croire que nous ne sommes pas scrutés quand nous sommes loins de nos congénères. Croire que nous progressons incognito lorsque nous sommes seuls. Croire enfin que nous pouvons être vraiment seuls.
C’est se tromper de monde.