Qu'il est bon d'avoir l'âme enveloppée dans une blouse jaune
Pour la défendre des regards !
Qu'il est bon,
Quand on est jeté aux dents de l'échafaud,
De crier :
"Buvez du cacao Van Houten !"
Vladimir Maïakovski, Le Nuage en pantalon.
(page 13).

[...] ... Parfois [grand-père] se tient à côté de moi pendant que je travaille, et je sais que, d'un instant à l'autre, il se mettra à me parler de l'Italie fasciste :
- "Qu'est-ce qu'on était bien, du temps de l'Italie, la pauvreté d'aujourd'hui, c'était impensable ! De nos jours, je ne peux même pas exercer mon métier ...
- Pourquoi tu dis ça, grand-père ? Bien sûr que tu peux l'exercer, il suffit de le vouloir, et puis, des avocats, on en a toujours besoin. Va à la mairie, demande ta place et tu verras qu'on te la redonneras.
- Mais je ne suis pas un juge, bordel de merde, je suis un avocat de la défense, et ce métier, grâce au parti communiste, il n'existe plus. Le Parti assure qu'il ne te condamne jamais inutilement, aussi n'a-t-on pas besoin d'être défendu. Un juge suffit. La défense, c'est le Parti lui-même qui s'en charge, en te jugeant par l'intermédiaire du juge qu'il appointe. Bref, le juge que tu as devant toi est aussi attentionné que s'il était là pour te tirer d'affaire." ... [...]
Il semblerait que le premier signe de vie sur terre, le plus primitif, le plus simple, ait été l’amibe : rien qu’une cellule. Puis les choses se compliquèrent : l’amibe commence à se multiplier et à varier en fonction du climat, du milieu, jusqu’au jour où toutes sortes d’espèces apparaissent sur terre. Puis, c’est le tour du chimpanzé, qui ouvre les portes à l’être humain. Ce dernier rêve bientôt de conditions idéales pour lui-même, l’état suprême d’être-au-monde, d’y-être-dans-le-monde : le communisme.
Bref, l’homme est une espèce héroïque, ne croyez-vous pas ? Il suffit de suivre le long parcours de l’amibe au rêve communiste qui frappe à notre porte pour comprendre sa grandeur.

[...] ... A la maison, les mêmes propos reviennent :
- "Ne t'en fais pas" (c'est ma mère qui parle), "je t'enverrai chez le médecin pour voir si tu es vierge ou pas."
Elle m'observe, menaçante, en murmurant entre ses dents, et moi, qui ai treize ans et qui ignore encore ce que les hommes ont dans leur pantalon (mystère qui, semble-t-il, est en rapport étroit avec tout ce qui a trait à la putinerie), je me sens une pute exemplaire. Le regard de ma mère me déshonore.
Je me glisse dans mon lit, effrayée, et je pense : "Si elle m'envoie vraiment chez le médecin, si on découvre que je ne suis pas vierge de nature, comme un enfant venu au monde avec une main en moins, sourd, aveugle ou, pire encore, sans amour pour la Mère-Parti, je ferai quoi ? Que ferai-je dans ce cas ?"
Le sommeil me surprend au milieu de ce monologue intérieur, tandis que, muette, je la supplie d'accepter cette vérité tragique, tombée sur nos têtes : "Je te jure, ma', je te le jure, je n'ai rien fait ! Je suis née comme ça ! Crois-moi ... je te le jure ..." ... [...]
les hommes ne vont pas se noyer dans le lac … ces messieurs ne tombent pas enceints – ainsi sont-ils préservés du pire
Les seins brûlaient-ils avec le corps? Je veux dire: est-ce que le silicone brûle à la même température que le corps?
Nous possédions nous aussi un de ces calendriers chez nous. Ils étaient très à la mode alors. Les photographies de fleurs (des pivoines de toutes les couleurs) nous avaient été offertes par les Chinois. Sortis de nos imprimeries, ils avaient été distribués dans tout le pays. Les fleurs étrangères avaient rencontré un public enthousiaste, tout le monde cherchait désespérément à se procurer un calendrier, et dans nos librairies les stocks avaient été épuisés à la vitesse de la lumière. Tant elles étaient belles ces nouvelles fleurs, irréelles, d’une esthétique luxuriante qui nous surprenait, nous laissant bouche bée. Page après page, mois après mois, les pivoines chinoises aux reflets de nacre étaient une bénédiction pour les yeux. Moi-même, j’avais passé des heures à contempler chaque page du calendrier à pivoines.
A présent, elle et Bukuria sont sans doute au travail dans les champs, piochant la terre, récoltant le maïs, se rééduquant. Il leur est interdit de s’éloigner du camp d’internement, une semi-prison où elles trimeront sans être payées, surveillées à chaque pas, et dormiront dans une baraque de torchis, haïes par les gens du village parce qu’elles sont des putes et que, en outre, elles viennent de la capitale ; l’Albanie entière travaille pour la capitale, qui est le rêve des paysans et leur servitude - toutes leurs récoltes y convergent.
Le pays où l’on ne meurt jamais est fait de poussière et de boue, le soleil y brûle au point que, parfois, les feuilles de vigne rouillent et la raison se met à fondre. De là vient peut-être, tel un effet secondaire (et, il faut le craindre, irrémédiable), la mégalomanie, délire qui, dans cette flore, pousse de manière incontrôlable, comme une herbe folle. De là, aussi, l’absence de peur - à moins qu’elle ne soit due à la forme de poterie mal façonnée qui est celle du crâne des autochtones, tordu et aplati, royale demeure de l’insouciance, sinon de l’inconscience.
Mais le suicide ne fait pas partie des grandes aspirations du peuple albanais ; celui-ci, dans son éternel combat pour une vie décente, néglige le refuge que la mort peut offrir.