Extrait audio de "Nostalgie d'un autre monde" d'Ottessa Moshfegh
Tout l’été, j’avais été tellement fière de faire des tours en barque et de contempler la terre ferme, l’ensemble de ma propriété. C’était à moi. Je la possédais, je possédais ce sublime bout de la planète Terre. Il n’appartenait qu’à moi. Et l’île, avec son étrange promontoire et ses rochers dangereux, ses quelques pins solitaires, son myrtillier, enfin sa clairière juste assez vaste pour qu’on puisse y poser une couverture, tout ça aussi m’appartenait. Posséder me rassurait énormément. Personne ne pourrait jamais interférer. Le titre de propriété était à mon seul nom — l’ensemble des cinq hectares. Je n’avais même pas tout vu, à cause de mon allergie aux pins.
« Des années durant elle, elle vécut de champignons, de pommes sauvages, d’oeufs et d’eau de pluie. Dans le confort, presque le bonheur. Elle allumait des feux, dormait roulée en boule dans des tas de feuilles de saule, prête à se défendre contre toute intrusion extérieure à part celle des oiseaux, qui chantaient pour elle et picoraient les mites dans ses cheveux. Elle ne pensait pas aux gens, ni au passé, mais uniquement au mouvement de l’air et à l’ombre de bruit qu’il charriait. Souvent, elle entendait bêler les petits agneaux. »
P.46/47

La dernière fois que j’étais entrée dans cette église, c’était pour je ne sais quelle fête catholique. Je m’étais assise au fond et j’avais fait de mon mieux pour m’agenouiller, me signer, remuer les lèvres au son des prières en latin, et ainsi de suite. Je n’avais absolument rien compris, mais ça ne m’avait pas laissée indifférente. Il faisait froid. Mes tétons étaient au garde-à-vous, mes mains étaient gonflées, mon dos me faisait mal. Je devais puer l’alcool. J’avais regardé les élèves en uniforme faire la queue au moment de l’eucharistie. Ceux qui se mettaient à genoux devant l’autel le faisaient avec une telle intensité, une telle candeur, que j’en avais eu le cœur fendu. L’essentiel de la liturgie était en ukrainien. J’avais vu Popliasti jouer avec la barre rembourrée sur laquelle on s’agenouillait ; il la soulevait, puis la laissait violemment retomber. Il y avait des vitraux magnifiques, beaucoup d’or.
Mais, quand je suis arrivée ce jour-là avec ma lettre, l’église était fermée. Je me suis assise sur les marches en pierre humides et j’ai terminé mon Coca light. Un clochard, torse nu, a passé par là.
« Priez pour la pluie, a-t-il dit.
– D’accord. »
Je suis allée chez McSorley’s et j’ai avalé un bol entier d’oignons au vinaigre. J’ai déchiré la lettre. Le soleil brillait.
Entendons-nous: je ne me suicidais pas. C'était même tout le contraire d'un suicide. Mon hibernation relevait d'un instinct de conservation. Je pensais qu'elle me sauverait la vie.
« Les oiseaux ignoraient tout ce que c’était que d’être une vieille femme, ou une femme transformée. Ils ne connaissaient pas leurs routines ou leurs instincts. Or Ina désirait de nouvelles routines et de nouveaux instincts. »
p.209/210
« Le souvenir qu’il en gardait n’était qu’une manie de son esprit après un songe au détour d’une nuit solitaire. Il se dit qu’il ne savait rien d’elle et qu’il n’en avait cure. De toute façon, elle était devenue laide. »
P.261/262
« Marek sentit son coeur se figer. N’ayant jamais connu l’amour, il ne sut pas quel était le sentiment qui l’étreignait. Il crut que quelque chose n’allait pas du tout. »
p.316
« À quoi bon une vie de labeur sans certitude de paradis?
p.78.
Quelque chose était en train de se mettre en place. En mon for intérieur, je savais - c’était peut-être la seule chose que mon for intérieur ait sue à l’époque - qu’une fois que j’aurais assez dormi, j’irais bien. Je serais renouvelée, ressuscitée. Je serais une personne totalement nouvelle, chacune de mes cellules aurait été régénérée assez de fois pour que les anciennes ne soient plus que de lointains souvenirs nébuleux. Ma vie passée ne serait qu’un rêve, et je pourrais sans regret repartir de zéro, renforcée par la béatitude et là sérénité que j’aurais accumulées pendant mon année de repos et détente.
Ne montez pas dans la voiture d’inconnus » et « Hurlez si quelqu’un essaie de vous attraper », nous disaient nos professeurs pour nous mettre en garde. Mais leur inquiétude ne m’a jamais fait peur. Au contraire, être kidnappée ou violée ou battue était l’un de mes rêves secrets. Au moins, j’aurais su que je comptais pour quelqu’un, que j’avais de la valeur. La violence avait beaucoup plus de sens pour moi comme moyen de communication qu’une conversation convenue.