Modération: Pascal BLANCHARD, historien
Intervenants: Nicolas BANCEL, professeur à l'université de Lausanne, Sandrine LEMAIRE, agrégée et docteur en histoire de l'Institut universitaire européen de Florence, Alain MABANCKOU, écrivain et enseignant, Erik ORSENNA, écrivain et membre de l'Académie française
Pendant plus de deux siècles, de 1750 à nos jours, de l'ancien empire colonial à la dernière décolonisation (1980, avec les Nouvelles-Hébrides), l'empire colonial a fait partie du quotidien des Français. Affiches touristiques ou de recrutement militaire, expositions coloniales et universelles, manuels scolaires et propagande dans les écoles, couvertures de livres et de magazines, presse et brochures de propagande, photographies et cartes postales, jeux de société et bandes dessinées, publicités et films, monuments et statues, peintures et émissions de radio
tous les supports ont participé à cette apologie de l'Empire et de la « Plus grande France ».
Cette histoire a traversé les générations et nous questionne à l'occasion du 60e anniversaire des indépendances, elle a engagé des budgets majeurs, a déclenché des conquêtes et des guerres sans fin, et cette histoire interroge aussi désormais la République et l'histoire contemporaine de la France à travers les débats mémoriaux actuels. Cette histoire est une histoire française.
Une approche inédite sur le passé colonial de la France qui participe au travail de déconstruction en cours sur l'héritage de la colonisation, et qui nous permet de regarder autrement ce passé et les héritages dans le présent.
Voir moins
+ Lire la suite
Ce qui m'intéresse dans les statues qui existent, c'est de pouvoir en parler, de dire qui ils étaient. Si vous enlevez toutes les statues de nos espaces publics qui viennent du passé, vous ne pouvez plus rien expliquer. C'est comme brûler les livres et les images : à un moment, vous n'avez plus le matériau.
[La grande librairie, 20 octobre 2021]
L’artiste sénégalais Fodé Camara se réapproprie le personnage publicitaire Banania, image symbole de la période coloniale en France. Son « Y’a Bon » devenu clown blanc renvoie à l’Occident l’image de sa vaniteuse volonté de domination (peinture de 1992).
(page 95)
Pour éviter le métissage et permettre aux relations interraciales de rester ponctuelles, la prostitution est considérée comme nécessaire à l'entreprise coloniale.
(Leïla Slimani, dans "Regard sur une image")
En Indochine, le concubinage entre hommes français et femmes indigènes s’avérait être le type de rapport sexuel interracial le plus pratiqué. Au début de la conquête, cette forme de cohabitation était assez bien tolérée dans la colonie car elle procurait à l’homme blanc, prétendait-on, un « foyer » temporaire où il pouvait avoir des relations sexuelles sans risques et jouir de la compagnie féminine et du confort domestique.
La mise en scène du corps des femmes maghrébines et orientales, dans une perspective érotique, se fixe dans la production visuelle et érotique constituée par la carte postale dans les années d’entre-deux-guerres, destinée au grand public.
« Le colonialisme porte en lui la terreur. Il est vrai. Mais il porte aussi en lui, plus néfaste encore peut-être que la chicotte des exploitateurs, le mépris de l’homme, la haine de l’homme, bref le racisme. Que l’on s’y prenne comme on le voudra, on arrive toujours à la même conclusion. Il n’y a pas de racisme sans colonialisme. » Aimé Césaire, La nouvelle critique, 1954
Abandon
Sentir sa raison qui paresse
Et petit à petit s'abaisse
Devant les assauts du cœur
Sentir depuis les profondeurs
Jaillir un torrent de chaleur
Vouloir que jamais il ne cesse
Sentir un ruisseau de tendresse
Déferler en vagues de caresses
Avoir le cœur qui déraisonne
La raison qui s'abandonne
Et tout à coup s'étonne
Devant le cœur qui se donne

Cette invention de l'indigène consacre « la transformation de la figure de l'Autre-colonisé, devenue centrale dans l'imaginaire collectif français depuis la grande expansionniste coloniale » (cf suite) des années 1880-1885, puis 1890-1910, à la suite d'un « long processus de métamorphose de l'Autre-dominé, qui commence avec celle de l'esclave au XVIIe siècle, pour évoluer, trois siècles plus tard, vers celle de l'immigré-type ». Plusieurs auteurs précisent que ce phénomène trouve sa source dans le conflit mondial de 1914-1918 et prend des formes spécifiques, différentialistes, en fonction des populations stigmatisées. « Trois figures de l'indigène au service de la défense de la mère patrie semblent alors s'imposer : celle du tirailleur – du « noir » -, dont la sauvagerie est retournée contre plus barbare que lui – le « boche » - et dont la bravoure, la puissance physique et la « bonhomie » (« y'a bon banania ») se sont mises au service de la France ; celle du cavalier maghrébin, perpétuant une tradition magnifiant la valeur guerrière de « l'Arabe », mais qui fixe définitivement sa fonction, sa perception et les craintes (islam) qu'il inspire dans un champ étroit du politique ; enfin celle de « l'Indochinois » (et mêmes des populations chinoises « importées » pour les usines d'armement), perçu depuis la conquête comme un piètre combattant – un archétype qui ne s'évanouira qu'avec la guerre d'Indochine … - et comme tel restant cantonné au rôle de main-d’œuvre industrielle importée et supplétive, très peu utilisée au front. Dans cette trilogie coloniale « utilitaire », dans cette segmentation du « type », on remarque une catégorisation très nette : au premier le champ du ludique et du corporel, au deuxième l'univers du politique et du revendicatif, au dernier l'espace économique et l'invisibilité. Autant de règles qui vont fonctionner tout au long de la colonisation et même après les indépendances, jusqu'à aujourd'hui. »

« […] il est aujourd'hui devenu difficile d'ignorer la "postcolonialité", tant elle porte des tensions extraordinairement fortes : l'extension, dans les quartiers, de la comparaison entre les situations de relégation (sociale, économique, culturelle, éducative, religieuse...) et la situation coloniale ; la législation sur la bonne manière de construire et de transmettre le "bilan globalement positif" de la colonisation ; les revendications mémorielles des "enfants de la colonisation" dans un contexte de "reprise en main" de l'histoire coloniale ; la montée du "sentiment d'insécurité" face aux immigrations postcoloniales et l'incompréhension des élites républicaines devant les identités "hors normes" qualifiées de "communautaristes" ; les les dénonciations médiatiques d'un "racisme anti-blanc" au moment même où nous assistons à une crispation du modèle d' "intégration à la française" ; les phobies anti-islam exprimées lors du débat sur le voile ; le rejet de la France en Afrique francophone et les politiques de la francophonie... Autant de signes qui font de la fracture coloniale une réalité multiforme impossible à ignorer. » (p. 11)
« […] prise de court et ne parvenant pas à interpréter des évolutions qui la dépassent, la machine à intégrer inverse ses finalités : au lieu d'incorporer de nouvelles références à sa grammaire, elle délégitimise, marginalise et in fine exclut des fractions entières de la population qui ne correspondent pas aux étiquettes sociales instituées. Cet échec, qui devrait inciter à revoir le fonctionnement du modèle lui-même, est alors attribué aux dissidents de la norme majoritaire, condamnés à adopter une position minoritaire le plus souvent à leur corps défendant. Ultime verrouillage du système, ce renvoi à la minorité est assimilé à de l'irrédentisme, un séparatisme qui mettrait en péril la communauté des citoyens. » (p. 239)