Jacques Henric - Faire la vie, entretien avec
Pascal Boulanger .
Jacques Henric vous présente "Faire la vie, entretien avec
Pascal Boulanger" aux éditions de Corlevour. http://www.mollat.com/livres/henric-jacques-faire-vie-entretien-avec-pascal-boulanger-9782915831726.html Notes de Musique : Otis Redding - 15 My Girl
Suffira-t-il
de jeter à la mer
la perle d'ambre
pour que nos pupilles
encombrées de nuages
se délestent à la rosée du ciel?
Dans la vie, on n’est occupé qu’à compter les jours trop rares où l’on se promet quelque joie et à supprimer ceux qui vous séparent de ces jours : à ce calcul la vie est bien courte, et l’on existerait à peine de quelques moments si l’on disposait de son existence
Je pensais aux fauves, qui dans leur cage, vont d’un côté à l’autre.
Waiblinger à propos d’Hölderlin
Depuis mars 2019, je est un autre, je suis l’autre, celui qui vit
près de la baie du Mont Saint-Michel, à proximité des plages de
Saint Malo et de Cancale, échappant à l’injonction sociale et
aux divers crachats sur l’asphalte des villes qui sont dorénavant
sous l’œil de la surveillance et de la violence.
Le chouan est l’autre : l’autre du parisien (il est breton), l’autre
de l’homme moderne (il est archaïque), l’autre du civilisé (c’est un
sauvage), l’autre du lettré enfin (il est analphabète). Le chouan est
l’opposant, le déviant, et le perdant […].
Claudie Bernard : introduction au livre Les chouans de
Balzac (Livre de poche).
Sauf qu’ici, le perdant gagne la gratuité temporelle, l’écoulement ardent de l’instant, la beauté d’une immanence dans son
extension : l’exact contraire des investissements mondains des
lettrés (et des analphabètes) actuels.
…
La poésie c’est-à-dire l’existence simple et forte que la servilité fonctionnelle n’a pas encore détruite (Georges Bataille).
« La merveille du simple, le surgissement de l’inattendu et la grâce d’un présent qui s’offre dans sa présence, ne sont plus au programme. Il s’agit, à grande échelle, de se justifier, de se culpabiliser d’être né, de marchander (dans le commerce des sentiments), de produire et de consommer. Or, et vous avez raison de citer Hölderlin, la parole et le langage devraient être ce qui déterminent l’habitation poétique du monde. Et si vous souhaitez mettre un peu de lumière dans votre espace intime comme dans le monde qui vous entoure, vous êtes bien obligés de déployer une écoute et un langage qui feront face aux convulsions folles et fermées de l’Espèce. Tous les espaces et tous les temps traversés sont, en effet, en péril. Le dernier homme pour Nietzsche n’a plus comme horizon que lui-même. C’est pourtant la singularité d’une voix qui, même en prêchant dans le désert, peut rendre compte du jour spirituel d’un présent qui fête les noces du ciel et de la terre et qui tente de sauver ce qui reste d’humain dans l’homme.
Et à nos yeux grands ouverts sourira le ciel grand ouvert (Hölderlin). Mais voilà bien longtemps que les yeux de nos contemporains se sont fermés au surgissement et que le ciel, de plus en plus bas et lourd, ne donne plus signe de vie. [...] Dans cette affaire plus que jamais d’actualité, la poésie a un rôle de dévoilement. Nous en sommes loin, quand elle se contente de reproduire le vieux schéma idéaliste qui fait abstraction du réel ou quand elle se contente d’un jeu formel et ludique.
La question de la présence, du don gratuit et de la beauté se pose donc en décalage complet avec la propagande culturelle de notre actualité. Voilà, l’aversion du beau domine tous les discours de la modernité. La peinture, la poésie, le roman, la musique sombrent dans le nécrophile. C’est le règne de la valeur, de la psychologie et de la sociologie. Rien de grave, des voix intemporelles continuent de parler, et qu’elles parlent ou non dans le désert n’a guère d’importance.... »
La poésie fonde l’histoire et tenter une fondation poétique de l’histoire, c’est ouvrir un monde, un présent du monde à chaque fois singulier, que les événements intimes et collectifs, dans une succession muette, recouvrent. Mais n’est-ce-pas aussi s’opposer à une communauté de destin basée sur le sacrifice et la guerre ? N’est-ce-pas se démarquer du site d’un monde historique commun dans lequel, justement, s’est égaré et compromis bassement Heidegger qui, en refoulant le judéo-christianisme, a souhaité unifier une communauté de langue recevant sa loi du poète et de l’homme d’Etat ?
…
(…) Comment lire Rimbaud ? Artaud ? Comment traiter la folie qui pourvoit d’otages ces misérables ? Comment quitter ce continent ? (Pleynet).
En effet, comment quitter ce continent et le dix-neuvième siècle comme technique de l’ennui, sinon en proposant une écriture qui pense sa dépense ? Et comment ne pas être chassé de sa propre parole, comment rester vivant à force de paradoxes ? Pleynet ne s’est jamais identifié au milieu d’où il était censé venir ni à la misère qu’il traversa en faisant ses premiers pas à Paris. Pleynet ne sera pas assimilable. il n’y a pas de mère-patrie dans ses livres, mais le rejet radical de la société française, celle qui s’impose après la seconde guerre mondiale et pendant la guerre d’Algérie, un rejet des compromis et des marchandages, un refus de se laisser enfermer, fût-ce à l’intérieur de Tel Quel et de L’Infini. Il s’agit pour lui de se dégager des affaires de famille – du fascisme, du stalinisme – de se dégager d’un monde rongé par le négatif. Pour lui, toute création poétique nait de la ferveur pensante du souvenir et il s’agit de penser, à l’intérieur du déjà-pensé, le non-pensé qui s’y cache encore.
Les trois livres (Seuil), Fragments du chœur (Denoël), Plaisir à la tempête (Carte blanche), Le Propre du temps (Gallimard), Notes sur le motif (Dumerchez), Le Pontos (Gallimard) et tout autant les livres consacrés à la peinture et à la littérature participent à cette révolution poétique, inaugurée par Lautréamont et par Rimbaud, qui doit être comprise au sens étymologique des mots « qui fait retour ». Ce qui oublié, et oublié dans les œuvres lues, fait retour dans le temps. Il ne s’agit plus, à partir de là, de savoir si la poésie est admissible ou inadmissible, si elle participe ou non de l’impossible, elle est – écrit Pleynet – qu’on le veuille ou non, une fois pour toutes et par essence, de tous les possibles dévoilés.
L’écriture de Pleynet n’a rien à voir avec l’affairement autour de la question poétique, qui révèle trop souvent le nihilisme acharné de ceux qui jouissent de leur manque et de leur misère. La niaiserie poétique (qui peut très bien s’inclure dans un jeu formaliste) accepte un monde sans questions ni tentatives de réponses. C’est d’une autre partition dont il s’agit ici, où la pensée s’insère dans l’exercice de l’existence et de la liberté, et de l’aventure poétique qui en découle.
…
Prendre congé du siècle. En lisant donc tous les livres de Pleynet, conçus comme une éthologie, une composition de vitesse et de lenteur où les lignes de force qui se déploient sont des sillages de lumière et de couleur. Le champ qui s’ouvre est centrifuge, étendu, complexe. Et l’émotion méditée, l’éclat et le roulement des mots, le feu jusqu’au blanc des cendres sont des défis au nihilisme et à la logique interne de notre histoire dans laquelle tout le monde se ressemble et agit de même.
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L’homme Pleynet en trois mots ? Fidélité, écoute, générosité.
Allez y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.
ORAGE
Poussé par quel vent au cercle qui se rétrécit
le ciel séquestré dans un galetas
couvert de haillons
se décharge sur les provinces humaines
du poison qui le dévore
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Pleynet en son temps (Revue FAIRE-PART 30/
■■■ C’est la résistance au dressage social (et aux poètes du social) et la radicalité du retrait qui ont toujours fait pour moi actualité dans les œuvres lues. En puisant dans la bibliothèque et en découvrant, à l’âge de 18 ans, les écritures de Rimbaud et de Pleynet, j’ai compris que la société n’était qu’un crime organisé sous le masque progressiste de la solidarité et des droits de l’homme.
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Pleynet a été confronté, comme les écrivains de sa génération, au psychologisme lourd, au sociologisme pesant, à l’existentialisme engagé, au surréalisme tenace, au réalisme socialiste et bientôt à l’avant-garde exténuée sombrant dans l’académisme… Il fallait donc aller voir ailleurs, chez les poètes et les peintres américains, chez Lautréamont, Rimbaud et Artaud, chez Georges Bataille afin de détruire la parole éculée, le vieux bassin à sublime (Sollers).
Le combat du texte est combat musical et maîtrise du temps, contre l’asservissement au spectacle, contre le pathos materno-social au service de l’homo technicus, programmé dans un tube de verre et éduqué dans les collèges de l’ignorance et de la violence.
Le passé, le présent confondu au foyer fixe du désir (…) Etre aujourd’hui comme hier, présent, caché, fuyant, entouré, isolé et seul dans la jouissance de ce vide papier (Marcelin Pleynet, Prise d’otage, Denoël, coll. L’Infini).
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Les animateurs culturels que je croise pour des raisons alimentaires s’intéressent au bien public. Ils croient à la société, à sa réalité et à son utilité. Ils sont dans l’agitation, l’adhésion, à l’image d’un Sartre pour qui Baudelaire fait scandale : Il a souhaité se dresser à l’écart de la grande fête sociale, à la manière d’une statue, définitif, opaque, inassimilable. Le transparent et assimilable Sartre, comme les bateleurs de foire d’aujourd’hui, n’aiment guère que l’on quitte la fête sociale, surtout sans autorisation. Les écrivains de la misère sociale préfèrent se perdre dans la foule, dans la bafouille de l’engagement. Quel intérêt peut bien susciter la poésie de Baudelaire et de Pleynet pour les professeurs d’instruction civique et de participation citoyenne ?
…
Dans la voix, dans les gestes, j’ai parfois senti une fureur digne d’un saint Paul chez Pleynet. N’est-il pas, comme le fut Pasolini, radicalement étranger à la culture de son époque ? La vision, qui n’est jamais celle d’un siècle mais d’un individu, témoigne d’une traversée directe et existentielle d’où peut surgir une extrême liberté de parole face à tous les discours des pharisiens et des prêtres de la fraternité universelle.
L’œuvre de Pleynet révèle une métaphysique de l’exil, celle d’un sans-patrie du temps (Franz Rosenzweig). L’oreille et la voix se chargent alors de l’infini : Il ne faut pas lire négligemment avec les yeux, mais avec les oreilles, comme si le papier était en train de déclamer (Hopkins à son ami Robert Bridges).
Les monstres intimes
en attendant
lecture
des livres qu’on ne lit plus
II
Proche et insaisissable
(Hommage à Hölderlin)
Joconde sourire
au déchirement paisible
& Christ amour à sauver.
Entre la distance & l’écart ;
la proximité aveuglée
par le tissu de la mer.
Trop évident ciel
sa beauté d’être bleu
inonde celui qui voit.
Proche
insaisissable
en épiphanies qui brûlent.
La présence d’un ciel
dans l’éclat de ces yeux
fera-t-elle retour ?
Dans l’attente parmi
les oiseaux bavards de l’aube
qui signe & veille
sur les montagnes du temps
chose nouvelle ; amour ?
Si la proximité n’existe que dans l’écart
chaque ici séjourne
dans le lointain.
Seul et jamais seul
dans le trait que laisse le retrait ;
amour comme
surprise de l’événement.
Le surcroît qui ne peut être demandé
répond pourtant à un désir.
Science des couleurs & des sons
qu’est l’absence quand le cœur au secret
acquiesce à la beauté ;
bouche belle d’un baiser
sous l’œil peint d’eau pure.
Le son réconcilié d’une voix
le baiser
au bord du silence
& la caresse ne se saisit de rien
elle sollicite ce qui s’échappe.
Se simplifier
en oubliant son ombre
en offrant :
transparence
légèreté
absence
& le retour
à la lumière du jour.
*
Racheter le temps, les poètes ne font que ça. Ils rétablissent
la continuité du temps et du salut, ils rendent
grâce à la grâce, face à l’immense panorama de crimes
que présente l’histoire du monde. Et ils le font en écrivant
ou en se contentant d’aimer muettement le surgissement
de la beauté.
*
VOUS AVEZ DIT LACANIENS ?
Je lis de plus en plus de lacaniens… Ne sont-ils pas
les seuls à comprendre que nous sommes passés de la
névrose (liée au refoulement) à la perversion (avec l’absence
de surmoi individuel et collectif ) ? Cette absence
de surmoi se vérifie dorénavant partout : dans les services
publics, les commerces, dans les rues et au bureau.
Plus personne n’accepte de patienter et tout le monde
désire être assisté et servi immédiatement. Ce qui résiste
devient insupportable pour le bébé/adulte en addiction.
Nous avancerons que ce qui a été aujourd’hui étouffé,
c’est la place du transcendantal. Et par là même, l’exception,
l’interstice, la faille, la fente, la fêlure, l’hiatus, la lézarde,
la négativité… Tous ces mots désignent ce qui ne colle pas.
(Jean-Claude Lebrun : La perversion ordinaire, Champs essais).