Le cerveau et l'intelligence nous fascinent. Et nous interrogent : quelle place occupent nos facultés cognitives, tant dans la longue histoire de l'humanité, que dans la vie d'un homme ?
Pour en parler, Guillaumer Erner reçoit Pascal Boyer, anthropologue et Jérôme Pellissier, psychothérapeute.
#intelligence #hpi #franceculture
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chapitre 8
La doctrine
les corporations
et le fanatisme
Il y a en l'homme un besoin désespéré de faire partie d'un groupe et de faire la preuve de sa loyauté.
La façon dont un rituel produit un certain effet est mystérieuse, même pour les gens concernés. Personne ne sait pourquoi dire ceci ou faire cela a pour effet de marier deux personnes, en guérir une ou autre chose. […] Une cause indéniablement réelle mais indiscernable a provoqué un effet visible. Quelque chose dans l'initiation change les garçons en hommes, sans qu'on puisse dire quoi. Quelque chose dans le mariage transforme vraiment deux personnes en couple, mais cela reste mystérieux. […] Ce qui compte pour les rituels et les rend pertinents, c'est qu'on considère les effets sociaux comme le résultat des actes prescrits. Cela crée inévitablement un vide causal. Comme notre esprit est conçu pour se représenter les interactions entre agents, la plupart des gens comblent ce vide en y plaçant les dieux ou les ancêtres ; mais des abstractions comme « nos traditions », « la société » peuvent jouer à peu près le même rôle.
Ce qui explique l'attrait de la psychokinésie pour ceux qui y croient, ce n'est pas le fait qu'une intention produise un effet ... C'est le fait qu'elle produise l'effet voulu.
p132
L'une des activités des premiers hommes modernes, qui est toujours largement pratiquée et nous distingue des autres espèces, est l'échange d'informations de toutes sortes, non seulement à propos de ce qui est mais aussi de ce qui devrait ou pourrait être, non seulement sur ce que l'on sait ou ressent mais aussi sur des projets, des souvenirs, des hypothèses. Le milieu spécifique de l'homme, c'est l'information, notamment l'information fournie pas d'autres hommes. C'est sa niche écologique.
On comprend mieux la réaction fondamentaliste si on décrit plus en détail ce qui rend l'influence moderne si scandaleuse dans un contexte religieux, et si l'on envisage cette réaction comme un processus de coalition. Le message véhiculé par le monde moderne n'est pas seulement qu'il existe d'autres façons de vivre, que des gens peuvent ne pas être croyants, ou croire autrement, ou se libérer des contraintes de la morale religieuse ou (dans le cas des femmes) prendre leurs décisions sans l'autorisation des hommes. Le message du monde moderne est aussi que l'on peut faire tout cela *sans payer le prix fort*. Les non-croyants et les fidèles d'autres religions ne subissent pas l'ostracisme ; ceux qui cessent d'obéir à la morale religieuse conservent une position sociale normale tant qu'ils respectent les lois ; et les femmes qui se passent de l'autorité des hommes n'en subissent pas de conséquences visibles. Ce « message » moderne nous paraît tellement évident que nous ne voyons plus à quel point il menace les interactions sociales fondées sur la pensée coalitionnelle. Du point de vue d'une coalition religieuse, le fait que le monde moderne permette des choix nombreux sans en faire payer le prix signifie que *la défection ne coûte rien* et qu'elle est donc *très probable*.
D'une manière plus générale, les concepts religieux aussi constituent des artefacts cognitifs saillants dont la transmission culturelle dépend, pour sa réussite, du fait qu'ils activent ou non nos systèmes d'inférence de façon particulière. Si la religion peut devenir beaucoup plus sérieuse et importante que les artefacts décrits jusqu'ici, c'est parce au'elle active des systèmes d'inférence qui ont pour nous une importance vitale: ceux qui gouvernent nos émotions les plus intenses, modèlent nos interactions avec nos semblables, nous donnent le sens des valeurs et organisent les groupes sociaux. [p.194]
Pour expliquer comment l'esprit humain acquiert des concepts religieux, pourquoi ces concepts deviennent plausibles et pourquoi ils suscitent tant d'émotions, il faut décrire tous les processus invisibles qui créent ces pensées, rendent possible leur communication et déclenchent toutes sortes d'effets secondaires comme l'émotion et l'adhésion.
Tous les scénarios de l'origine de la religion supposent l'existence d'un facteur unique qui expliquerait pourquoi tous les groupes humains ont une religion et pourquoi elle produit des effets sociaux, cognitifs et émotionnels aussi importants. Cette croyance en une «cause magique» est hélas particulièrement tenace. Elle a fait obstacle à l'étude du phénomène pendant très longtemps. Mais les progrès de l'anthropologie et de la psychologie nous permettent de comprendre aujourd'hui pourquoi cette croyance est naïve. Certains concepts interagissent avec des systèmes d'inférence de telle sorte qu ils deviennent faciles à mémoriser et à communiquer. [p.75]
Cela ilustre une autre réalité simple : les esprits qui acquièrent du savoir ne sont pas des contenants vides dans lesquels l'expérience et l'enseignement déversent une information prédigérée. L'esprit a besoin et dispose généralement d'une manière d'organiser l'information qui donne un sens à ce qui est observé et appris. Cela lui permet d'aller au-delà de I'information recueillie ou, dans le jargon des psychologues, de produire des inférences à partir des informations recueillies. C'est cela qui explique la complexité de la transmission culturelle. L'information n'est pas dupliquée mais inférée, c'est-à-dire spontanément créée à partir d'autres informations. [p.64]
Bien des traits propres aux agriculteurs américains sont plus typiques des agriculteurs que des Américains ; bien des traits communs aux hommes d'affaires yoruba se retrouvent plus souvent chez d'autres businessmen de par le monde que chez les Yoruba en général. Cela confirme ce que les anthropologues soupçonnent depuis longtemps : le fait de choisir des groupements humains particuliers en tant qu'unités culturelles n'est pas un acte naturel ou scientifique, mais un acte politique.
Bien que nous ayons tendance à le mépriser et à minimiser son importance, le colportage de cancans compte parmi les activités humaines les plus fondamentales. Universellement pratiqué, apprécié et méprisé, il est aussi important pour notre survie et notre reproduction que les autres capacités cognitives ou dispositions émotionnelles. Pourquoi ? On le comprendra mieux si l'on se rappelle que les cancans sont des informations sur nos semblables, de préférence celles qu'ils aimeraient ne pas divulguer, et concernent surtout des sujets de valeur adaptative comme le statut social, les ressources et la sexualité. Le commérage perd beaucoup de son attrait lorsqu'il s'éloigne de ces sujets, comme le démontre notre attitude envers ceux qui collectionnent ou échangent fiévreusement des connaissances dans d'autres domaines. Pensez par exemple à ces « fans » qui ne discutent que des disques ou concerts de leur groupe préféré, se disputent pour savoir où la photo de leur dernier album a été prise, etc. [...] Nous estimons que ces gens passionnés par des sujets sans intérêt pour les interactions sociales ne sont pas tout à fait normaux.