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[...] Le Bonsaï avait les pieds gelés et il décida de pousser la porte de la winstub pour se réchauffer et prendre un bon café avant d'embarquer. Il se retrouva dans une sorte de sas formé de grandes teintures rouges. Il écarta les pans et pénétra à l'intérieur. Il eut immédiatement la sensation de se retrouver dans un monde utérin. L'ambiance était ouatée, amniotique. Les bruits de l'extérieur parvenaient assourdis, filtrés. Il se rendit au bar et s'accouda.
- Vous désirez, monsieur ? demanda Fabian, son torchon à la main.
- Un café.
- Prenez place, je vous prie.
Fabian désignait une des tables disponibles.
- Je le prendrai au bar.
- Chez nous, il est de coutume de s'installer à une table, monsieur, s'excusa Fabian en souriant.
Le Bonsaï ignorait qu'on ne se plante pas au bar dans une winstub comme dans un vulgaire rade. On s'installe à une table et on attend qu'on vienne vous servir. Si, une fois assis, le visiteur se sent mal, oppressé, épié, il n'aimera jamais l'Alsace. Si, au contraire, il s'abandonne à sa solitude, laissant ses pensées et son esprit vagabonder, s'aventurer par-delà les murs et les monts, s'il sait se nourrir et profiter de ces instants de quiétude avant de replonger dans la mêlée, alors il saura pour toujours que l'Alsace est terre d'accueil et d'aventure, de cette fantaisie vraie qui allie la pantoufle aux bottes de sept lieues. [...]
Au fil du temps, Rio s’était habitué aux répliques nébuleuses de Romane. Il ne comprenait pas toujours ce qu’elle disait, ni le sens des mots qu’elle employait, mais on peut aimer la musique d’une chanson sans en comprendre les paroles. Elle parlait un drôle de sabir, un mélange du langage des jeunes d’aujourd’hui et de mots gitans. Un charabia qui lui ressemblait.
Un quart d’heure plus tard, ils roulaient sur les petites routes boisées de la Vienne, direction les Charentes. Les champs exhalaient des odeurs sucrées et ils voyageaient fenêtres ouvertes, cheveux au vent.
C'est en apercevant les hauts murs que j'ai vraiment réalisé que j'étais dans de sales draps. Tout était allé si vite. Le matin même, je faisais la chasse aux points noirs dans ma salle de bains marbrée, et voilà que je me retrouvais face aux murs lépreux bardés de fils barbelés de Fleury-Mérogis.

« – J’ai bloqué ma main sur le klaxon.
Le type qui faisait face au chauffeur de taxi s’est retourné et m’a adressé un geste plein de morgue agacée. Il était noir, grand, massif. Il m’a semblé voir luire dans la lumière des phares les éclats d’une chaîne en or autour du cou.
Je me suis mis à tambouriner sur mon klaxon.
C’est alors que j’ai vu un type sortir de la Porsche, côté passager.
Il était jeune, crâne rasé. Son teint était si pâle qu’on aurait cru à l’apparition d’un mort vivant. Il était vêtu d’une veste en cuir sombre. Il est venu vers moi. J’ai enlevé ma main du klaxon. Je me suis composé un visage souriant et j’ai actionné l’ouverture électrique de ma vitre. Il m’a apostrophé.
- Qu’est-ce que tu nous sonnes avec ta trompette, bouffon ?
La colère révulsait ses traits. Les yeux lui sortaient de la tête. Ce type me donnait l’impression d’avoir fumé dix tonnes de crack en une seule pipe. J’ai temporisé.
- Si vous pouviez demander à votre ami d’avancer un peu, ne serait-ce que d’un mètre, ça me permettrait de passer. A moins que vous puissiez vous-même prendre le volant.
- J’ai pas mon permis.
- Alors…
- Alors ? Tu vois pas qu’ils tapent la discute ?
- Si je le vois bien, mais…
- Alors qu’est-ce que tu klaxonnes, connard, avec ton quat’quat de merde ?
- Je suis un peu pressé et… «
Elle pianota sur la télécommande et jeta son dévolu sur un téléfilm érotique qu'elle trouva sur une chaine allemande, l'histoire navrante d'un plombier et d'une ménagère désœuvrée.
- Tu aimes ce genre de film ? demanda Rio.
- Ziv' ! Ça me fait baver la schneck.
Bon ! On faisait plus élégant, mais Rio avait l'habitude. Ils mirent peu de temps à démarrer un chantier.
Or jamais un gardien ne doit montrer ses sentiments face à un détenu, ni sa haine, ni sa joie, ni sa colère, encore moins son admiration. Ce serait faire preuve d'humanité et l'humanité n'a pas sa place dans une prison.
Lorsque la peur guide nos actes, elle peut nous amener à faire n'importe quoi.
Aller trouver les flics, bien sûr que c’était ce qu’il devait faire... Il en était tellement persuadé qu’il passa devant le commissariat sans s’en apercevoir.
Mais jamais il n’était arrivé à vaincre cette phobie qui l’avait poursuivi tout au long de sa vie : la peur de l’abandon. Elle suscitait chez lui une panique totalement irrationnelle contre laquelle il était incapable de lutter. Pour la museler, il avait choisi une solution simple et radicale : vivre seul, replié sur lui-même, coupé des autres. Lorsqu’on vit seul et muré, on ne risque pas d’être abandonné.