
Je m'appelle Pascale Clark, on se connait et on ne se connait pas.
J'ai parlé à la radio pendant plus de trente ans, si nous avons partagé quelques moments, vous le savez mieux que moi.
Quand il arrive que nous nous croisions et que vous me remémoriez un souvenir commun, je me demande si vous ne me confondez pas avec une autre tant les vagues me paraissent avoir fait place nette sur la plage.
Les rouges ne s'allument plus dans mon champ de vision. Mon présent est encombré de trop de "replay", tous les futurs s'accordent pour s'écrire sans moi.
Je navigue entre date de péremption et obsolescence programmée. Peut-être ai-je fait mon temps et qu'il n'y aura pas de rappel.
Je viens d'une époque révolue où les voix ne se filmaient pas et où les journalistes étaient crus.
Je viens de l'avant-virtuel, quand les peaux avaient l'exclusivité des empreintes digitales.
Condamnée à tourner en rond chez moi, inutile, je me heurte à des tas d'objets, témoins muets d'un passé dépassé que je ne me suis jamais résolue à jeter.
J'ai bien fait : aujourd'hui, toutes ces choses entassées dans le moindre recoin de mon appartement reprennent vie, réincarnées en pièces à conviction. Les indices tentent à prouver que mes souvenirs ne datent pas d'hier.

J'ai connu la carte de presse en carton. J'ai connu les journaux dans leur seule version papier, malheur aux mains moites qui se trouvaient tatouées. J'ai connu les gros téléscripteurs de l'Agence France Presse crachant toutes les nouvelles du monde H24 en un flux plus ou moins agité qu'il s'agissait de traiter régulièrement sous peine de se retrouver noyé, l'urgence me rappelait ce numéro de cirque où des jongleurs courent d'une longue baguette à l'autre, relançant in extremis les assiettes chinoises tournant à leur sommet et menaçant à tout moment de se briser.
Que sont devenus tous les étudiants, les telexmen, hantant les rédactions jour et nuit, chargés de découper et de trier les dépêches, d'en constituer des jeux de papier carbone aux teintes différentes et de les apporter aux présentateurs, de changer les énormes rouleaux de papier dès que la pénurie menaçait ?
Que sont devenus les crayons de couleur très gras servant à souligner les passages importants des nouvelles toutes chaudes ?
Un jour, j'ai vu un présentateur apprendre la mort de son père, élu régional, en lisant une dépêche qu'il venait de sélectionner sur le bord de la table, les chagrins étaient encore terriblement matériels.
Flash girl sur une radio FM, alertée par la grosse machine qui sonnait, j'ai vu s'inscrire comme un hoquet un bulletin impensable venu interrompre la transmission de la nouvelle d'avant : Coluche était mort, putain de camion, il me fallait aller l'annoncer dare-dare à l'antenne. La radio était alors le plus court chemin vers l'instantanéité.
J'ai connu les bandes magnétiques à enrouler autour des têtes de lecture du Nagra, le mythique magnétophone suisse dont le poids sur l'épaule a laissé un mal de dos indélébile à des générations de reporters. J'ai monté mes sujets munie de quelques objets réunis dans une trousse, les ciseaux spéciaux, la réglette, les petits collants bleus réparant la coupe, pas trop cut la coupe sinon on n'entendait qu'elle, la manœuvre nécessitait parfois d'aller chercher une respiration un peu plus tôt ou un peu plus loin dans les propos, on pouvait contempler les mots supprimés échoués dans une poubelle physique.
Il arrivait parfois que la « galette » parte en vrille, tous ces rubans de vie magnétique emmêlés devenus muets, une seule solution, les redérouler pour leur rendre la parole, les couloirs de la Maison de la radio n'y suffisaient pas, mieux valait profiter du dénivelé par la fenêtre d'un étage élevé du bâtiment.
De la même façon que j'ai grillé des cigarettes à l'arrière des avions, les sièges non-fumeurs étant alors protégés des volutes à la façon de la frontière française au moment de Tchernobyl (j'ai toujours pensé qu'un jour quelqu'un chercherait à ouvrir le hublot afin d'aérer), j'ai fumé en studio, deux ou trois clopes par émission « Tam-Tam » au début des années 2000 en entre 9 h10 et 10 heures sur France Inter.
Il ne me semble pas avoir demandé l'autorisation aux invités, allumer une cigarette ou boire un café était également toléré. Sans doute entend-on sur les archives de l'INA le bruit des molettes de briquet qui roulent, du gaz qui se libère, le son de la combustion et des expirations exagérées. La télé venait de commencer à cacher les paquets. les cumulus de fumée laissés par Michel Polac dans ses « Droit de réponse » s'était largement dissipés.
Je me souviens qu'il avait fallu trouver une idée, un malin stratagème, quand Alain Bashung avait accepté d'être l'invité d'une spéciale « En aparté ». Une heure et demie d'enregistrement, nous n'allions pas faire comme si la question n'allait pas se poser, déjà le chanteur abstinent ne quittait plus son Coca light, une nouvelle privation eût été une torture.
Nous lui avions prévu un cendrier sur pied à l'entrée du studio appartement, il suffisait qu'il passe la porte quand l'envie était trop forte, ce qu'il ne se priva pas de faire. Nous avions continué à parler comme si de rien n'était en filmant l'espace déserté tandis qu'il tirait sur sa cigarette sans être vu, la loi était respectée, le besoin de nicotine de Bashung assouvi.
J'ai connu les téléphones fixes et avec fil à bidouiller pour envoyer mon reportage à la rédaction : trouver un bar ou une cabine, appeler le CDM (centre distributeur de modulation, la tour de contrôle de la rédaction), dévisser le bas du combiné, repérer les bons fils et y clipper les pinces reliées au Nagra puis enclencher la lecture de la bande et transmettre. L'heure tournait toujours un peu trop vite, les contraintes techniques rentraient au chausse-pied.
Les premiers combiné installé dans les voitures de reportage d'Europe 1 étaient massifs et très peu mobiles, leurs performances, aléatoires.
Un jour, l'employé d'un péage d'autoroute vit arriver mon véhicule siglé et m'informa que je devais faire demi-tour : le rédacteur en chef avait changé d'avis sur l'opportunité du sujet que j'étais partie couvrir et il ne parvenait pas à me joindre.
Mon doigt d'enfant a peiné à composer CAR 15 46 sur le gros téléphone du salon pour appeler mes grands-parents, qu'il était lourd à tourner ce cadran, mon petit index coincé dans les trouées correspondant aux chiffres et aux lettres, amener l'orifice jusqu'à la butée puis relâcher, le disque se replaçait automatiquement dans un son aujourd'hui disparu.
Pas pour tout le monde : avant de quitter Canal+ j'ai piqué un vieil appareil noir du « Service Après-Vente » (SAV) d'Omar et Fred. L'objet de bakélite, posé chez moi sur le parquet, n'a pas pris une ride, son petit écouteur rond supplémentaire attend bien rangé à l'arrière, inconscient de la révolution technologique de géant.
J'ai connu la télévision au ventre gonflé et au trois chaînes en noir et blanc, le générique des « Dossiers de l'écran » qui faisait peur.
Je me suis levée pour changer de chaîne.
J'ai goinfré mon mange-disques jaune de 45-tours vinyles, mon nom inscrit sur les pochettes n'empêchait pas les vols pendant les boums, je n'ai jamais retrouvé Sorry Seems to Be the Hardest Word d'Elton John.
J'ai enregistré des émissions de radio en grandes ondes sur des cassettes audio, pianoté sur le Minitel, multiplié les compils, fait des courses au Prisunic, mangé des Treets, je me suis baladée avec un baladeur, j'ai parcouru des kilomètres à l'étranger pour trouver un exemplaire de Libération.
J'ai connu les CD qu'à l'époque on nous promettait éternels. Un jour récent où je proposais à deux jeunes amis de se servir dans la pile dont je me séparais, la dématérialisation s'est concrétisée d'un coup de poing en pleine face : ils n'avaient rien pour les écoutez, ça les a fait marrer en streaming.
Je continue chaque année à griffonner des agendas papier, je suis retombée sur un petit calepin de l'année de mes 13 ans. L'inconnue semblait souffrir de trahisons amicales et témoignait d'une allergie à l'autorité.
Il semblerait que la vie soit un éternel recommencement ;
Depuis quelques temps, je développe une fâcheuse manie : perdre ce que j'ai de plus précieux, rien ne sert de ne pas aimer perdre au jeu.
J'ai perdu mon boulot, j'ai perdu ma voix, j'ai perdu le sommeil, j'ai perdu le direct, j'ai perdu des amis qui ne sont pas morts, j'ai perdu la carte de presse, j'ai perdu la confiance, j'ai perdu la partie en tentant de faire vivre BoxSons, j'ai perdu quelques illusions, j'ai perdu le bracelet en argent portant mes initiales PC que m'avait offert mon amour, j'ai perdu mon passeport aussi, quand je l'ai fait refaire, il affichait toujours le même nom.
Mes nouveaux papiers ont échoué à me renseigner sur mon identité floutée, je suis à deux doigts de lancer une recherche sur Google.
Le jour où j'ai retrouvé une clé égaré (elle était là, en bas de chez moi, gisant sur le trottoir, j'avais refait le parcours à rebours au cas où), mes yeux se sont posés sur le petit miracle et j'ai eu la faiblesse de croire épuisé le stock de mauvaise fortune.
C'était la clé qui ouvrait la porte de chez toi, je l'ai rendue il y a deux mois après l'état des lieux définitif. Le syndic m'en a facturé une autre : il en manquait une.
Ta disparition en même temps que la mienne, ça commençait à faire sérieusement ton sur ton.
Par où commencer l'histoire ?

La rédaction d'Europe 1 est aussi douée qu'elle le sait. Un taux de testostérone prononcé imprègne l'air ambiant, l'information est une affaire d'hommes. Les hommes dirigent, les hommes savent, les hommes prennent la parole, les hommes interdisent aux quelques femmes de partir en reportage en banlieue, trop dangereux, c'est pour leur bien.
Les aptitudes féminines sont cantonnées aux services culture, société, éducation ou santé ; les voix féminines sont envoyées aux flashs ou tolérées à la présentation du journal de 7h30, ni l'ouverture de la matinale ni le prestige le prestigieux 8 heures, juste ce qu'il faut pour permettre une variation des vibrations.
Brigitte Benkemoun, Élizabeth Martichoux, Laurence Ferrari, Corinne Boulloud, Marielle Fournier, Hélène Molière, les filles de la rédaction se serrent les coudes, chaperonnées par leur aînée Catherine Nay dont on aperçoit parfois la silhouette toujours en jupe, s'estimant de face et de dos dans les grands miroirs qui bordent l'escalier menant à la rédaction. Elle me conseille de porter des boucles d'oreilles.
L'antenne accueille par ailleurs, au point de croix, quelques « meneuses de jeu », ces créatures chargées de donner l'heure, lire les publicités ou relancer le présentateur vedette.
Les meneuses, qui ne mènent pas grand chose dans le grand ordonnancement, se doivent de réunir les qualités imposées aux femmes au milieu du siècle dernier : souriantes,feutrées, accueillantes, peu disertes.
Le charme discret de la radiophonie.
Si la voix féminine harmonieuse déboulait soudain physiquement dans votre cuisine, elle trouverait le moyen de vous préparer le petit-déjeuner tout en s'excusant pour le dérangement.
Bout à bout, on ne l'entendra qu'une poignée de minutes sur les deux heures qu'elle est chargée d'hydrater avec gaieté. Si peu d'espace, si grande empreinte. A l'oreille, cette voix, c'est la vie.
J'ai encore l'image de cette longue liane aux lunettes légèrement fumées dont le visage boudeur ne s'illuminait que le temps de ces interventions en direct, pas une seconde de plus, un large sourire puis elle replongeait dans son humeur, il devait y avoir un interrupteur quelque part.
Sauf exception, les meneuse de jeu n'ont droit qu'à un prénom , et encore, pas forcément le leur.
Lorsque mon amie Dany arrive à l'antenne, on la prie de bien vouloir se débaptiser. Une autre Dani, la chanteuse, personnalité tellement touchante que je croiserai plus tard, vient juste de défrayer la chronique dans une affaire de drogue, à la radio Dany devient Véronique.
L'homme du « Top 50 », Marc Toesca, ne se prive jamais d'un « Véronique nique nique » en direct lors des passages d'antenne.

D'une marche à l'autre, mon amour de la radio se consume et ma voix se pose ; fréquence après fréquence se développe ma frustration de journaliste condamnée par le format musical à ne faire que passer. La FM est devenu un ghetto en stéréo, le sur-place me menace.
Justement, j'ai vendu un casting organisé par « la plus info des radios ». Vingt présentateurs se succèdent alors sur l'antenne de la radio publique d'information en continu, exclusivement des hommes.
Anne Hudson, aujourd'hui disparue, avait brillamment ouvert la voie (voix) féminine, seule exception tolérée à l'homogénéité mâle revendiquée par l'un des créateurs de France Info, Jérôme Bellay, invoquant sans complexe une crédibilité qui ne pouvait être que masculine (personne ne vient à l'époque s'offusquer de ce sexisme assumé, nous sommes près de trente ans avant MT, les femmes jouant les utilités et subissant toutes les souillures du monde n'osent pas encore crier Me too).
En cette année 1989 qui verra dans quelques mois tomber le mur de Berlin, la journaliste pionnière vient d'exprimer son souhait de quitter la présentation.
L'antenne commence sérieusement à sentir le fauve, France Info cherche des femmes. (Je répète : France Info cherche des femmes !)
Malgré une faute de liaison qui me mortifie et me vaccine des liaisons dangereuses, mon essai de journal à blanc s'avère concluant. Je suis engagée, j'évite de me demander si j'aurais fait l'affaire en étant un homme. Ma pratique de ce métier s'est toujours voulue unisexe, ni plafond de verre ni décolleté à faire péter.
Les affaires sérieuses commencent, à l'antenne dans le temple de l'info, c'est un pas de géante (105.5).
"On meurt deux fois : la première physiquement, la seconde quand les autres cessent de prononcer votre nom."
Egypte ancienne
Je t’ai épargné ce boueux, ce climat ambiant dégoûtant, la décrépitude du débat public, les populismes devenus populaires... vivre sous Trump, Bolsonaro, Salvini ou sous Hanouna, subir ce monde badigeonné de vulgarité.
Je viens d'une époque révolue où les voix ne se filmaient pas et où les journalistes étaient crus. Je viens de l'avant-virtuel, quand les peaux avaient l'exclusivité des empreintes digitales.
Ca s'appelle du vaginisme. Une contraction douloureuse du muscle du vagin, comme un réflexe qui empêche toute pénétration. Cette pathologie est assez fréquente, d'origine organique ou psychologique. Détendez-vous (elle en a de bonnes), je vais essayer tout doucement d'introduire cet instrument. Vous réagissez si je vous fais mal.
J'apprends a écrire vite, à défaut de pouvoir développer un style, j'apprends à estimer la valeur de l'info, j'apprends à établir une hiérarchie, il fut un temps où le journalisme n'était pas plongé dans un maelström brûlant et impatient plaçant tout et son contraire au même niveau.
La matinale en direct depuis Jérusalem et Ramallah, lui en Israël, moi dans les territoires occupés, lui non juif malgré son nom, moi oui malgré le mien, en stéréo comme à front renversé. 14,63 kilomètres nous séparaient. Les ondes tentaient de réparer les antagonismes fondamentaux dans cette région où se confondaient l'histoire et la géographie.
Rarement m'étais-je autant sentie au cœur de mon métier : sur le terrain, enregistrant le bruit ambiant et les pouls humains, le son comme matière première à l'écriture radio, les mots se chargeraient de prendre la main.