Interview de Jo Walton à l'occasion de la sortie de Ou ce que vous voudrez (Or What You Will ) aux éditions Denoël.
Traducteur : Thomas Bauduret
Je me suis toujours étonné de voir comme des étrangers sans aucune éducation musicale peuvent, à un moment donné, embrasser naturellement un rythme, aussi complexe soit-il. Ce phénomène se nomme l’émulation. Il m’aide à garder la foi : malgré notre aliénation quotidienne, nous restons connectés à nos compagnons d’infortune.
[La Chair dans la Machine – Brian Hodge]
Elle connaissait ces relations d'un jour... On se reverra, on se téléphone, on s'écrit, et puis, on ne le fait jamais. Souvenirs des longues vacances universitaires, où elle s'ennuyait à crever. On téléphone, oui, on se revoit, on se parle, et puis on sent la distance, et on s'aperçoit qu'on est la seule à téléphoner, à inviter ; alors on ose plus appeler, on attend, on attend, on croit que les autres vous feront signe, mais ils ne le font pas, ils sont occupés ailleurs, se fichent pas mal de vous. On reste seule , on se trouve nulle, moche et on pleure, et on les rencontre, un jour, ici ou là "Tiens, salut, comment va, on se rappelle, d'accord", et on attend et attend et espère mais ils ne rappellent pas, et c'est reparti... "Qu'est ce qu'ils ont donc de plus, les autres ?" se demande-t-on. Mais il n'y a pas de réponse. C'est comme ça, c'est tout.

Pour avoir côtoyé plusieurs vrais fantômes, je savais qu'ils étaient tristes, vengeurs, perdus, ou affamés. Mais jamais charmants ! Et ceux qui semblaient charmeurs cachaient en fait un piège mortel.
Je fus furieux pendant plusieurs mois, mais j'étais impuissant. La mode était au surnaturel mignon. Les jeunes femmes ne rêvaient plus du Prince Charmant, mais de vampires à la peau de diamant.
L'amour d'un monstre ne pouvait pourtant être que torturé et impossible – comme l'était l'amour réel, la plupart du temps.
C'est dans cette confusion et cette fureur que j'étais plongé lorsqu'on me présenta Frederica. Je le précise, car vous allez penser que ce que j'ai fais à cette jeune femme n'était que pure vengeance. Toutefois j'ai agis sous le coup de la colère, et j'ai voulu, je pense, faire un exemple. Il ne s'agissait pas de froide revanche, mais de démonstration.
Cette frêle et innocente Frederica, donc, avait le crâne vérolé par cette mode insensée d'horreurs amoureuses. Elle voulait que je lui présente un fantôme.
Si on voulait rassembler tous ceux qui ont accompli quelque chose de totalement inédit, de vraiment original, tu pourrais les loger tous dans un seul immeuble. Et maintenant, que l’évolution est devenue si rapide, il est encore plus difficile de faire du neuf. De nos jours, le progrès se fait par sédimentation, jour après jour, ou semaine après semaine. Fini le temps des découvertes révolutionnaires, celles qui laissent tout le monde pantois, à se demander : « Merde, comment peut-on réussir un coup pareil ? ».
[La Chair dans la Machine – Brian Hodge]
Peter éprouva, l'espace d'un instant, une paix intérieure qui s'évanouit aussitôt. Comme si un joueur de blues pouvait connaître le bonheur... Mais le blues n'était pas compatible avec le bonheur. Le blues emportait le musicien avec lui, ensorcelait son esprit pour le transporter au-delà de ses propres rêves. Mais il était aussi terriblement exigeant. Il demandait qu'on lui donne tout : le corps, l'âme, et même l'amour.
[Le Survivant - Sylvie Miller & Philippe Ward]
Ils déjeunèrent sans hâte. En silence. Chacun se demandait ce qui les attendait. On ne leur avait rien dit, rien du tout. Qu'ils signent le papier, on les prendrait en charge, on s'occuperait d'eux. C'était ce qu'on faisait. Il suffisait de se laisser faire. Plus de problèmes, plus de douleur, on s'habituait, c'était tout. Se laisser vivre et essayer de ne plus penser. De ne plus avoir mal. Lorsqu'on ne pensait plus, on n'avait plus mal.
Le vrai Brian, derrière son sourire, derrière son rempart, était constamment à vif. Il avait envie de tomber à genoux, de se prendre la tête dans les mains et de hurler, de supplier et d'appeler au secours. Il souffrait à chaque fois qu'il voyait une jolie femme, parce que la beauté, ça peut faire très mal, et plus tard, une fois le rideau rabaissé, le vrai Brian rentrait dans sa chambre après avoir bu quelques bières au pub du coin avec des gens qui se fichaient pas mal de lui, et mettait la radio, priant qu'elle ne diffuse pas quelque chose de trop beau parce que les belles musiques aussi, ça peut faire mal, et il la laissait marcher toute la nuit parce que le silence lui faisait peur. Le vrai Brian, c'était un petit garçon dans une chambre trop grande qui attendait en retenant ses pleurs quelqu'un qui ne viendrait pas, qui ne viendrait plus. Qui attendait seul.
(...) marcher, éviter ce gros bonhomme assis sur le capot d'une voiture, une canette de bière en main (Maintenant, elles ne portaient plus de noms, juste le nombre de degrés, comme pour spécifier qu'elles n'étaient pas là pour désaltérer, mais pour saouler le plus vite possible au moindre prix), ignorer...
La société moderne engendre plus de psychopathes qu’aucune autre […]. Et où que se porte notre regard, on voit les effets de la déshumanisation progressive du monde. Oh, bien sûr, on peut citer les exemples les plus évidents – les tueurs en série, le complexe militaro-industriel – mais on peut en retrouver les stigmates dans n’importe quelle pub pour corn-flakes. Ces publicités nient votre droit à l’humanité ; elles vous réduisent à l’état de simple chair dans la machine, puis tentent d’appuyer sur les bons boutons. C’est pour ça que l’homme se sent déchiré intérieurement : parce qu’il est censé se comporter comme une machine dans un univers de plus en plus mécanisé, tandis qu’il reste un être humain.
[La Chair dans la Machine – Brian Hodge]
Tout part dans l'eau. Tout part toujours.
Mélanie l'avait appris de sa mère, lavandière, qui allait tous les jours à la rivière nettoyer les draps et vêtements du château. « L'eau lave tout, lui racontait-elle, Pas seulement les souillures de leurs habits, mais celle de mon esprit. Sans elle je repenserai sans cesse à ton père, à la douleur... Dans l'eau je noie mon chagrin. »
Sa pauvre mère faisait son deuil dans l'eau glacée, râpant ses mains en nettoyant sa mémoire.
Et Mélanie jouait avec les cailloux en écoutant sa mère. Parfois elle mimait qu'elle l'aidait. Elle était encore trop jeune pour ça, mais bientôt elle aurait droit à un beau métier, elle aussi elle viendrait laver ses larmes dans la rivière.