
Quand on a couru beaucoup, et dans tous les sens, cet univers si vaste sur les cartes, en réalité si petit, on ne devrait s'étonner d'aucune rencontre. Par quelque point, tout le monde touche à tout le monde, et tout le monde, aujourd'hui, va partout. Le subtil romancier italien Luigi Gualdo appelle quelque part du terme plaisant d'étoffe cette trame du hasard qui fait s'entremêler et s'entre-croiser, comme un fil d'une nuance au fil de la nuance contraire, des destinées follement contrastées. On sait cela, et si habitué soit-on aux fantaisies de cette étoffe cosmopolite, plus bariolée que tous les tweeds et que tous les Harris d'Écosse, on éprouve des surprises de badaud à rencontrer certaines personnes dans certains endroits, et à constater que leur présence, dans ce cadre si différent du coutumier, est plus naturelle encore que la nôtre. C'est par une surprise pareille que commença l'aventure dont le souvenir me hante aujourd'hui et que je voudrais conter, d'abord pour me donner la joie, peu consolante, de me rajeunir de presque douze ans.

Il se plongeait dans la contemplation des idées avec une sorte de vertige, il les sentait avec tout son être, en sorte que ce bonhomme assis à sa table, servi par la vieille bonne qui cuisinait à côté, dans un bureau garni de rayonnages encombrés, la mine chétive, les pieds dans sa chancelière, le torse pris dans un paletot râpé, participait en imagination au labeur infini de l'univers. Il vivait la vie de toutes les créatures. Il revêtait toutes les formes, sommeillant avec le minéral, végétant avec la plante, s'animant avec les bêtes rudimentaires, se compliquant avec les organismes supérieurs, homme enfin et s'épanouissant dans les amplitudes d'un esprit capable de refléter le vaste monde. Ce sont ces délices des idées générales, analogues à celles de l'opium, qui rendent ces songeurs indifférents aux menus accidents du monde extérieur, et aussi, pourquoi ne pas le dire ? presque absolument étrangers aux affections ordinaires de la vie. [...]. Et si bizarre que doive paraître une telle conclusion après une telle esquisse, il était heureux. (p.77/78)
La conversation (...) avait lieu dans le salon d'une très vieille maison, sise elle-même dans une très vieille rue d'une très vieille ville, l'Augustonemetum des Romains, le Clermont-Ferrand du onzième siècle et de la première croisade. Derrière les hautes fenêtres garnies de vitres au ton un peu glauque, se profilait plus sévère et plus grise encore par ce gris après-midi d'octobre, l'architecture de Notre-Dame-du-Port, le chef d'oeuvre peut-être de ce vigoureux style roman-auvergnat, dont l'origine demeure mystérieuse.
D'avoir été élevé par ma mère m'avait donné des manières douces, une finesse de geste et de voix, un soin méticuleux de ma personne qui sauvaient mes gaucheries et mes ignorances.
(...) la plupart des êtres n'ont de sentiment que par imitation; abandonnés à la simple nature, l'amour, par exemple, ne serait pour eux, comme pour les animaux, qu'un instinct sensuel, aussitôt dissipé qu'assouvi.
L'homme, en se civilisant, n'a-t-il fait vraiment que compliquer sa barbarie et raffiner sa misère?
Essais de psychologie contemporaine (1883-1886), Stendhal
Nos vies se ressemblaient donc, en somme, quoique par des raisons très différentes.
Nous avons ainsi passé notre première enfance, nous cherchant toujours et toujours heureuses de nous retrouver. Que de douces heures se sont écoulées à nous confier l’une à l’autre nos importantes affaires. . . ces mille riens qui tiennent une si grande place dans les existences de dix à douze ans,. . . que sais-je, une promenade projetée et manquée, une leçon plus ou moins bien apprise ! À cet âge, on ignore encore quel chapeau sied le mieux, ou quelle robe avantage la tournure ; j’avoue pourtant à ma honte que Louise a commencé à s’en douter avant moi ; elle me trouvait jolie, sans doute par bienveillance ; quant à elle, elle devenait tout simplement très belle ; aussi, vers la fin de sa dix-huitième année, elle fit un mariage inespéré, et, c’est le cas ou jamais de le dire : pour ses beaux yeux.
Chez un pauvre petit collégien d'un lycée de province qui trottait, son cartable sous le bras, les mains cuisantes d'engelures, les pieds gourds dans ses galoches, par les rues glacées de sa ville de montagnes, l'hiver, ce n'était qu'un obscur et douloureux instinct.
Elle se perdait devant la petite dans des contemplations infinies, charmée tout ensemble et troublée par l'accroissement de sa taille, par la métamorphose de l'enfant en jeune fille, de la jeune fille presque en jeune femme, admirant sa grâce, son esprit, sa bonté, respirant tous les parfums de cette adorable et virginale fleur qu'elle seule connaissait, et elle prévoyait, avec une anxiété si généreusement préparée cependant au sacrifice, le moment où il lui faudrait se séparer d'elle.
[Sur Taine]
Si le mélancolique et souffreteux poitrinaire n’avait pas été maudit par ses frères en religion, persécuté par sa famille, dédaigné par la jeune fille qu’il désirait épouser, s’il n’avait pas senti dès l’adolescence la table de fer de la réalité peser sur sa personne et la meurtrir, certes, il n’aurait pas écrit, avec une soif si évidente d’abdication des vains désirs, les terribles phrases où se complaît son stoïcisme intellectuel […].